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Assadour, Assadour Bezdikian, dit 

Beyrouth, 12 août 1943

Assadour a fait sa première exposition à Beyrouth, du 6 au 18 mars 1964, l’année même où il s’installait à Paris et s’inscrivait à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts.

Sa peinture s’inscrit dans le cadre arménien : rhétorique et symbolique du paysage intérieur, de sa désolation et de sa prise en charge dans une douleur figée et répétitive que soutient une virtuosité technique devenue le nécessaire corollaire de l’expression. Il semble ne parler que de paysages désertiques et de mondes désarticulés, mais de façon si précise, méticuleuse et à la limite de la lisibilité qui peut toucher le grand public, qu’il n’y joue plus de facilités de thèmes ou de variations thématiques, mais du montage d’un monde intérieur à partir d’éléments picturaux progressivement mis en place.

Chez lui, la géométrie du monde est corrompue pour laisser la place à une Terre vaine, dérisoire, à une finalité a-théologique, puisque sans rédemption, sauf peut-être par l’hystérie de la minutie technique comme une façon de combler le vide du désastre, sans savoir s’il est devant ou derrière soi. Règle et compas à la main, il arpente quelques cauchemars répertoriés et fabriqués, qui perdent leur caractère pour devenir des exercices et variations sur le cauchemardesque de la gravure et d’un monde que l’acte de dessiner et de peindre fige dans une irrémédiable saisie.

Ce qui ajoute la distance, c’est la précision, le sentiment d’une exactitude, d’un relevé topographique dont la méticulosité se développe à la mesure de l’absence de personnages inhérents à la mise en scène. Car jamais scène n’est mise, comme on le dirait d’une table ou d’un théâtre. Tout est déserté, et si le spectateur de la gravure est vexé d’être laissé en plan, c’est qu’il n’a rien à se mettre sous la dent, sinon la perfection technique des traces.

Dans ses huiles, Bezdikian a tenté de surmonter le problème de la virtuosité de la couverture des grandes surfaces par l’emploi de l’aérographe, mais aussi par une excellente technique des couches, qui fait que la couleur couvre la surface comme la lave d’un Pompéi mental.

Comment accéder à l’art ? À ce problème, Assadour a apporté les solutions d’un technicien, soucieux de maîtrise, qui rivalise avec l’artiste. Travail artisanal et mécanique de soi consistant à se voir comme un instrument de précision, ce qui est une façon d’introduire la délectation morose, et de faire de la peinture l’illustration conjuratoire d’une désertification intérieure.

Assadour a pris quelques cours de dessin chez Guiragossian. Tout en reconnaissant le talent de son élève, celui-ci ne pouvait aller au-delà sans tirer le jeune homme vers ce qui lui appartenait en propre : l’expression des milieux populaires, la pauvreté, l’errance et, surtout, l’ambition d’accéder à la société beyrouthine qui pourrait acheter ses toiles. Il avait le goût de la peinture, du dessin, et s’acharnait à retrouver une trace culturelle de celui-ci en n’ayant d’autre choix que de le rattacher à une pratique.

Il devait prendre rapidement conscience de l’inaptitude des moyens techniques mis à sa disposition au Liban, et même de ceux qu’il croyait chercher ailleurs lorsqu’il s’inscrivit, presque enfant, à l’école ABC de dessin par correspondance de Paris. Il mesura également l’inadéquation sociale du milieu arménien et du milieu libanais auquel il pourrait accéder. À cette époque il ne s’agit pas pour lui de refuser le schéma proposé par Guiragossian, mais de vouloir autre chose, sans trop savoir encore quoi au juste. Au demeurant, Guiragossian n’avait pas encore atteint, au milieu des années 1960, la notoriété qui sera un jour la sienne.

Assadour s’inscrit à l’atelier Guvder, puis à l’Institut culturel italien de Beyrouth, où il étudie l’italien et suit les cours de peinture de Jean Khalifé. Premier au concours de fin d’année, il décroche une bourse de trois mois pour l’Italie. C’est pour lui le début de la nécessaire séparation. Elle ne consiste pas en une ascension sociale conforme au roman habituel des Arméniens de la diaspora, qui réussissent par un labeur acharné. Ses motivations sont liées à un immense et réel dégoût, d’abord de ce qu’il sera s’il reste au Liban, mais aussi à une exigence et une ambition qui font apparaître Paris comme unique point de repère. Paris, seul ailleurs poétique à la portée des Libanais, accessible, à portée de main. L’approche sociologique n’est pas la seule réponse à un problème complexe qui porte sur la totalité de la question de l’identité arménienne, mais aussi celle que pose l’exil, l’interrogation sur l’histoire de l’art et l’art contemporain, la manière d’y répondre en gardant, dans la mesure du possible, questions et réponses ouvertes. Venant d’une communauté réticente à l’intégration, il choisit de s’installer dans l’exil comme dans le territoire de l’indécision inéluctable et du choix toujours remis.

Assadour a posé et résolu, à son niveau, la problématique de la peinture libanaise, avec la volonté d’aller plus loin que le jeu culturel arménien, donc socioconfessionnel, et que le jeu social libanais, pris en tant que possibilité de déploiement de l’artiste et de l’œuvre d’art, qu’il récusait en ayant conscience de ses étroites limites. 

Sa stratégie parisienne s’est appuyée sur Beyrouth pour quelques expositions. Ce qui l’installa dans le milieu de la gravure parisienne tint moins à ces expositions qu’à une entrée progressive sur le marché, en commençant par la galerie La Pochade du boulevard Saint-Germain et en élargissant peu à peu contacts et ventes.

Son univers mental a été modelé par le Paris des années 1960 et du début des années 1970. C’est alors que se mirent en place les mécanismes de la rupture avec le Liban. À l’époque, Beyrouth n’était pour lui qu’un refus et un mauvais souvenir.

Son premier séjour italien de 1962 nous amène à nous demander comment un Arménien a compris la Renaissance italienne. Sans doute comme les Mekhitaristes de Venise, pour qui l’Italie ne fut pas seulement un refuge, mais un moyen de comprendre et faire comprendre l’Arménie.

Pour eux, il n’y avait pas plus d’Arménie mythique que d’Italie réelle, mais le territoire ouvert à tous vents qu’est une île, et la leur était un rappel du vent du large et de la réclusion forcée. Les Mekhitaristes étaient destinés à transmettre à des séminaristes la théologie et les rites de Saint Grégoire l’Illuminateur, garant de l’identité, et soucieux de garder avec la latinité voisine cette proximité où l’art n’a pas à soulager la détresse du monde, mais tente de contribuer à l’embellissement du culte et à l’élévation de l’âme.

Il n’y eut pas de peintres dans l’île vénitienne de San Lazzaro, où s’étaient installés les Arméniens, parce que les toiles italiennes proclamaient de toutes les manières possibles que la plasticité de tout message et de toute signification était épuisée et qu’il n’était plus concevable de concurrencer une telle virtuosité.

L’une des caractéristiques principales de la peinture arménienne est son enfermement sur elle-même, malgré la nécessaire ouverture au monde extérieur, non seulement par la façon dont elle cherche et assimile, mais aussi par celle dont certains peintres s’y recopient l’un l’autre, sans autre intention que la clarté de ce qui leur semble une expérience précédente et contemporaine. L’Arménie n’a d’intérêt que vécue comme le cheminement de l’anti-exil, plus que comme exil et éloignement. Le sens de la terre natale charrie toutes les significations, qui ne sont pas liées seulement à la nécessité de survivre, mais à une façon de toujours devancer l’irrémédiable en ne s’occupant que du quotidien, de cultiver en quelque sorte la terre au lieu d’y creuser son tombeau. Car l’exil déplace ces deux liens à la terre natale que sont le champ et la tombe. L’Arménie y ajoute une énergie féroce, qui n’est pas uniquement physique et relève de la nécessité absolue de vivre, de transmettre, et pas seulement d’engranger.

Assadour tira en Italie la leçon de la rigueur du dessin et des jeux d’influences. Le choix de la gravure l’obligea à radicaliser le problème de la forme et, aussi, à s’ouvrir à une contemporanéité qui n’était plus uniquement celle du milieu social premier – les Arméniens de Beyrouth puis le public des autres communautés. Il avait décodé ses prédécesseurs, Guvder, Guiragossian et Khalifé, ainsi que les peintres libanais des années 1950 et 1960.

Il reprit à son tour, la vieille interrogation erratique sur l’identité et la manière de la poser, de la tristesse de l’exil arménien à la détresse de l’exil libanais, dans une façon de se voir et de se vivre comme une machine dépersonnalisée mais présente. Il ne peignait pas un monde mécanique, mais la projection de ce monde, les effets de montage et démontage dans toutes les situations possibles : du ressassement mental à l’architecture froide et de la délectation morose à la glaciation définitive. Squelettes dérisoires du temps, d’une métromanie dont le but n’était ni d’instruire ni de rappeler, mais de rendre visible une autopsie lasse et névrotique de tous les éléments détournés en symboles, à la charnière du signe et de la catalyse. Ce timbre britannique qui porte la silhouette de la reine Victoria, est-il une victoire de la philatélie, un souvenir de voyage, ou bien la philatélie n’est-elle qu’une alternative au voyage ? L’arpentage millimétré d’une vie, métronome vidé du temps, est avant tout lié à la déculturation.

Si Assadour semblait vouloir quelque chose, ce fut moins le retour à la terre perdue que poser les jalons d’un cadastre inespéré, dans la certitude du désespoir, là où la part de narcissisme se raccroche au réel par la minutie. 

On ne peut en dire que ce que disait de sa solitude et de sa détresse cet artiste talentueux, timide et conquérant devant l’Europe, qui devait et voulait vivre de sa peinture et sentait devoir passer aux choses sérieuses.

L’enjeu de la peinture à l’huile implique une tension, un raidissement par la virtuosité technique ; c’est une manière d’aller rapidement à l’espace plan à colorer et au montage des signes de détresse, sémaphore sibyllin d’un vocabulaire personnel qui, pour le spectateur, est la stylisation de ce qu’il ne comprend pas. Assadour construit dans la virtuosité des modèles réduits, où il domine tout l’espace des personnages et des signes. Les projections de soi permettent de déjouer et de mettre à distance le mépris d’une esthétique de la nécessité. Il n’échappe pas toujours à la répétition du désastre et de l’enfermement, à cette neurasthénie du graveur, laboureur sans terre fertile, placé devant la grande plaque condamnée aux signes, entrevus comme les ratés du sens, brûlée à l’acide, noircie aux couleurs d’une mélancolie comprise comme le deuil des couleurs.

Au fond, Assadour ne cesse de répéter que le monde est inutile ; toute sa peinture tend à cette démonstration. Toutefois, la douleur et la détresse de l’exil ont empêché, chez lui, l’embaumement par la technique, tandis que, chez tant d’autres peintres, il fallait avant tout apprendre à taire cette douleur par la réassurance de soi, par la qualité acceptable d’un artisanat de la ressemblance et du dessin.

Il leur était impossible d’aller plus loin dans des sociétés où la perte de la ressemblance apparaissait comme perte de l’image, du miroir et de l’identité. Tous sens perdus, comme toute image, où l’artiste pouvait-il se refléter sinon dans la folie de ne plus avoir de recours ? Car c’était bien là la menace la plus redoutable : retourner à l’exil sans miroir et sans visage. Et à quel exil, désormais, puisque tout était perdu ? Assadour est parvenu au langage d’un signe autonome, mais ce qui est le plus frappant – ni approche littéraire ni refus plastique – est ce monde de signes qui se renferme sur la seule signification conférée par le peintre. On ne lui reprochera ni l’absence de signification ni le danger de l’onirisme ou de la glose, mais bien cette impossibilité d’un sens ouvert. Faut-il opposer un sens ouvert à une signification fermée ? Il n’y va pas ici d’un décodage clair et direct de quelque chose qui serait à transmettre, ou de la justification d’un sens qui devrait tenir tout seul, par la logique de ce qui le fait fonctionner comme peinture.

Assadour a construit son monde sur une symbolique propre, dont il poussa la nécessité jusqu’au bout. La vraie question à poser à son propos est : pourquoi ce monde-là semble-t-il se tenir comme construction picturale ? Car il a compris qu’une toile se construit avec des éléments picturaux, donc un vocabulaire et un lien mental personnel, une vision. Sauvé de la rhétorique par la pratique de la gravure, il a pu s’articuler autour de sa discipline et de sa technique. La peinture à l’huile et la toile avaient habitué trop de peintres libanais à un laxisme du vague, tant l’huile est ductile et peut se prêter à des facilités faites, pour les trois quarts, d’un imagisme inexprimé. On trouvait là plus de bavardage que de travail.

Assadour Bezdikian ou la terrible corruption de la géométrie du monde, peut-être parce qu’elle ne lui fait pas justice. Terre vaine et dérisoire, géométrie du désordre, créée avec les éléments de la géométrie et de la rhétorique tirés de l’étude de l’histoire de la géométrie de la Renaissance. Maniérisme que le vertige de la géométrie paralyse, plus qu’il n’aide à se sauver dans l’illusion d’un monde détourné dans l’image de la Passion, le corps torturé. Il y avait chez lui le lointain écho des recherches mathématiques de la Renaissance, formalisation de l’exigence d’un ordre du monde.

Il fait une peinture religieuse, avec tout le fond arménien sans la théologie, la théologie sans l’eschatologie et l’eschatologie sans la métaphysique. Son recours aux fins dernières a lieu sans que celles-ci soient un secours de la religion, mais un recours à une autre religion, la peinture comme seul rituel, seul exercice et seule finalité.

C’est ainsi qu’il faut comprendre le tortueux filigrane où, souvent, le sens apparent et la signification réelle pour le peintre ne sont liés qu’à une manière d’envisager le sens des mots. Quant au sens du monde, Bezdikian le voit détourné de leur objet. Sa peinture est là comme pour dire tout ce paradoxe : le brouillard et l’extrême précision des gravures pointes et acides, le « je ne viens pas d’où je viens, je viens d’ailleurs. Je ne viens pas d’où vous croyez mais de mieux ». Car tel est le paradoxe qui lui tient lieu de regard.

Pour toute une part d’artistes, la composition du tableau passe par sa décomposition et la toile est faite strictement de ce démontage recomposé. Tout semble déserter le réel et les éléments mentaux qu’on cherche à intégrer dans une unité se retrouvent dispersés sur la surface, béants, se demandant pour chacun ce qu’il vient faire là. Il y a aussi le montage d’une grande émotion, dont il ne reste que la fixation. Or, les émotions sont comme les papillons qui meurent une fois fixés.

Assadour essaie d’aller plus loin dans une exploration picturale ou graphique, qui est avant tout celle de la technique, mais à partir d’un moment, cette technique poussée à bout dans la maîtrise, rendue encore plus compliquée par l’éventail des moyens, s’immobilise dans une horlogerie figée.

Tout est là mais les secondes ne passent pas et c’est probablement d’une comparaison et d’un report intérieur entre la précision, la minutie des détails qu’il veut mettre en place. Voudrait-il remonter le temps qu’il n’aurait pas fait autrement.

Le meilleur technicien et le meilleur graphiste ne font pas un meilleur artiste. Et le goût n’est pas de la mise en scène de cette inaction désertée. Quelque chose d’artificiel s’installe quand le dessin technique légèrement poétisé, qui n’arrive pas à toucher une matière intérieure, n’apparaît plus que comme la virtuosité claironnante de sa propre mise en place.

Assadour ne dessine pas, il met en scène son dessin. Il est dans un solipsisme pictural qui n’est pas l’exercice de la névrose mais l’espèce d’artisanat sans fin dans la seule justification de lui-même. Chez Assadour, l’angoisse de la métamorphose, du baroque, inquiète toujours par l’absence de référent. Ce qui le bloque, c’est la raideur d’esprit, la règle qui n’est même pas règle mais raideur. Il y a aussi l’absence de confiance possible dans l’exploration d’une nouveauté qui s’aventurerait hors des références connues.

Comment s’aventurer hors des références connues reste le point fondamental et la question brûlante d’une peinture libanaise, dont le refuge dans les décalages est la principale solution. Comment aller à l’exploration des formes, comment rendre l’ampleur d’une exploration possible sans à la fois une culture et un esprit critique suffisamment aigus pour débusquer, en soi, tout le jeu des influences qui ne feraient que répéter la mémoire visuelle ? Ça ne va jamais suffisamment loin. On n’a jamais voulu nous faire croire qu’un jardin aussi artificiel devrait être plus naturel. Et si c’est de pourrissement dont il s’agit, ça ne pourrit que par plus de raideur et de graphisme.

Le fond de la résonance et des sensibilités possibles se déporte constamment. L’explication en est simple par la manière dont la sensibilité et la culture possibles sont coupées court par la ligne raide de l’angoisse.

Il y court une castration figée où la seule tendresse possible ne peut provenir que de l’acier poli.

Assadour conçoit l’art comme un mélange de dandysme vestimentaire et de déportation intérieure censée n’être que le fidèle reflet de l’ambition sociale, au sein d’une société qu’il méprise. Cette société, il la méprise d’autant plus qu’il veut y arriver et qu’elle porte pour lui la garantie d’un monde qui ne soit pas trop borné pour l’admettre dans sa situation d’artiste et dans les moyens financiers d’en vivre. Le malentendu est à l’instar de la somme des malentendus et de la méfiance réciproque qui va au faux espoir et au désespoir simulé de ne pas parvenir à cette fortune qui devrait le rassurer.

Sa peinture se tourne vers un modèle rhétorique du grand art, cette habileté toute italienne à mettre en place une scénographie de soi, où les éléments, même s’ils tournent à l’artisanat et à la fabrication semblent relever d’un vieux langage où devraient se reconnaître tous les amateurs de bon goût.

Il est au Liban une lecture communautaire des formes, le terrain sensible de leur appréciation. Si Abboud est grec-orthodoxe, Aouad maronite et Assadour arménien catholique, cela veut dire beaucoup de choses et certainement moins dans l’appréciation politique première que dans l’ensemble du terreau historique, social et familial.

Le cadre de la sensualité ou de l’érotisme d’Assadour est convenu à l’extrême, le Japon, la Corée, le rituel du sadomasochisme, cet article du boulevard Saint-Germain de la fin des années 1960. Il avait pourtant essayé de faire relais. Ses premiers modèles seront bien les peintres arméniens de Paris des années 1940 et 1950 : Jansen et Carzou. Il pensait qu’à leur suite, il y avait là tout l’inattendu de vivre et la douceur.

Il ne faut pas oublier que le décalage chez Assadour porte aussi sur l’addition des décalages, cette honnêteté possible et cette synthèse poussée à bout n’auront servi qu’à dire de manière plus claire tout ce qu’il voulait cacher, ce que l’ambition dut surmonter en le montrant, cette absence d’harmonie.

Ce lien vital est ébranlé avec la culture, la manière dont la cruauté et le stylet sous couvert d’art et de précisions dévastent les champs misérables des rêves et des désirs.

La petite fille au cerceau est le même rêve cauchemardesque de toutes les petites filles au cerceau.

L’impossibilité d’accéder à une vérité plénière pour soi, une vérité pleinement vécue avec laquelle on serait de plain-pied.

Les éléments de la vérité ne sont jamais réunis et quand il imagine qu’ils pourraient l’être, ce ne sont que les membres disparates d’une œuvre dont la bonne foi dans la cruauté possible ne cache pas tous les arrière-plans d’esthétisme.

Il essaie de puiser les éléments de cet esthétisme, là où le sens commun le lui apprend, tout comme il s’apprend à croire et à vous expliquer les grandes histoires d’amour où il se vit comme l’ange d’un théorème dont le monde devrait être l’extrême calcul et le point d’application soumis.

Cette gravure géométrisée et froide où se déversent des poupées désarticulées pour qui l’on se met à rêver d’un peu de sentimentalisme, même brouillon.

Les désenchantements dans la cruauté et le cynisme n’apparaissent que trop calculés. La ligne se sent comme d’habitude utilisée, elle trahit donc derechef sa destination et son propos.

Le vrai problème d’Assadour c’est qu’il n’a jamais osé aller au-delà du bon goût pictural, dire en gravure, son désenchantement, sinon par rhétorique littéraire ou linéaire, et sa cruauté, sinon par un jeu de poupées. L’essentiel entre les êtres, c’est-à-dire les silences et les mots ne passent que par la couleur et en ce cas, la coloration hâve ne sert littéralement qu’à coloriser.

La culture technique et picturale dessèche le propos par sa minutie et sa névrose tant l’arpentage minutieux exclut tout ce qui n’est pas pratique technique.

Il a toujours pensé que le seul exercice de cette aridité technique suffisait au propos parce qu’il l’illustrait au mieux. L’on se retrouve dans une situation, où la rhétorique virtuose de l’exercice technique ne s’intègre plus à l’ensemble expressif.

Le surcoût de cette aridité l’amène à tout exclure. Il se retrouve en miroir face au spectateur à qui il répète, n’ai-je pas bien fait ?

Ce sont bien cette question et cette quête qui excluent le spectateur du miroir. Sa description use tant des perfectionnements et des minuties qu’ils en deviennent les avatars mêmes des maniérismes. C’est toujours la vieille question : comment peindre le vide par le trop plein ? Il aura touché dans le déroulement historique de ses influences le premier choc ressenti face à toute la tradition de la peinture italienne, c’est-à-dire comment même pouvoir la regarder et la comprendre, comment s’y intégrer.

Pour lui, la grande tradition picturale reste fondamentalement italienne et Paris ne lui apparaît que comme le lieu mondain et nécessaire de la modernité, sauf que l’on veut bien chercher là quelque spiritualité où le maître mot accuse de traîtrise tous les mots au point que le dictionnaire, après les explications, prend les jambes à son cou.

Rien n’emboîte le pas à ce vocabulaire réduit et le son osseux d’une glotte où l’acide de la gravure a tout mithridatisé.

Cette influence de l’Italie est très importante, le premier regard porté à toute la tradition de la peinture. Au fond, il doit apprendre à gérer son extase esthétique et l’on revient au même problème : où est l’extase quand on ne voit que la pose qui l’a générée ?

C’est une anthropologie toute fixée et figée à l’avance, du goût, de la sensation, du jugement esthétique et plus profondément encore, de l’obscur du but poursuivi qu’implique la névrose nécessaire.

Ce qu’Assadour veut préserver c’est aussi le premier choc face à cette peinture italienne. Même s’il ne la comprend que comme l’art de produire, quand son entendement ne porte que sur les limites.

La vérité de la peinture, c’est assurément de l’autre côté de la nuit, quand la part la plus sombre du monde dépasse la nécessité de l’expression.

Il y a chez Assadour une détresse postromantique, celle du désenchantement d’un monde dont il faut malgré tout signaler l’étroitesse. La géographie de ce monde va de la rue de Grenelle à la rue du Dragon et du Boulevard Saint-Germain à la rue Du Four.

C’est aussi le désenchantement du talent possible. Trop facile de parler d’origine quand il s’agit plutôt de l’exercice du tissu nerveux et de sa réaction sur ce monde.

Chez lui, l’enfance arménienne hurle autant que l’ambition de la quitter.

Assadour présente une esthétique de la tristesse qui ne manque pas de poésie et une nostalgie dont le complément d’objets ne se pose pas en objet défini.

Peut-on faire une peinture portée par la seule tristesse comme qualité esthétique ? Manière de mélanger la peinture et la vie comme des torchons et des serviettes. Il arrive toujours un moment où il faut trier.

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