
Rafic Charaf - Sans titre, sans date

Rafic Charaf - Sans titre, sans date

Rafic Charaf - Cavalier populaire, 1970

Rafic Charaf - Sans titre, sans date
Charaf Rafîc
Baalbeck (Liban), 5 août 1932 – Beyrouth, 24 janvier 2003
Rafic Charaf était destiné à succéder à son père qui tenait la forge du village, mais il préférait vagabonder dans les champs et couvrir les murs de dessins au charbon. Un jour, se rappelle-t-il, il lut une vie de Van Gogh, traduite en arabe dans une revue égyptienne, qui l’impressionna beaucoup. Puis il rencontra au café de Baalbeck, un ou deux intellectuels qui l’encouragèrent et lui organisèrent une petite exposition. Avec Guiragossian, qui, venu de Palestine en 1948, se forma dans les années 1950 en se frottant à la société urbaine et intellectuelle du Liban, Charaf fut l’un des premiers à rompre le schéma de transmission culturelle impliquant le passage par Paris, dans une formation de l’artiste qui semblait souvent peu toucher l’individu.
Inscrit à l’Académie libanaise des Beaux-Arts (ALBA) de 1952 à 1955, il obtient une bourse de l’État espagnol et étudie, de 1955 à 1957, à l’Académie des Beaux-Arts de San Fernando à Madrid. La revendication de l’individu, avant d’être sociale ou socioconfessionnelle – au sens de l’égalité et de l’équité – est revendication poétique de l’expression personnelle.
Rafic Charaf se heurta, quand il avança la sienne, à un violent rejet de sa famille, même après ses études en Espagne et en Italie. Il fit alors quelques copies de chromos du genre famélique, « gosses sur le trottoir partageant de la viande avec les chiens ». La rhétorique était alors pour lui plus importante que la peinture. Installé dans un quartier populaire, il travailla d’abord une peinture fondée sur l’exploration de ses fantasmes et de sa mythologie personnelle. Elle était déclenchée uniquement par une exacerbation du moi et la projection de l’image : chats, fils barbelés, masques, crânes et désolation, qui dépassent le cadre de l’anecdote et, pour la première fois dans la peinture libanaise, commencent à porter la qualité d’un monde poétique exprimé par les moyens picturaux.
C’était aussi la première expérience chiite de peinture hors d’un cadre académique trop contraignant. Pour rétablir l’équilibre, Charaf se prenait lui-même pour le personnage de l’une de ses toiles et pour un héros absent ou méconnu – ce qu’il était d’ailleurs ; il circula donc en ville botté, coiffé d’un chapeau de cow-boy qu’il n’enlevait jamais et qui lui paraissait sans doute la marque suprême de l’originalité. Mais durant toutes ces années, dans la conquête d’une expression personnelle, il fut le héros absent de sa propre peinture.
L’importance de Charaf tient à la manière dont s’est constituée son œuvre, à sa propre lecture intérieure de son travail, au-delà de l’expression sociocommunautaire et socioculturelle, lesquelles se confondent dans le cadre libanais. Car si la seule transmission culturelle est communautaire au Liban, Charaf n’en a pas bénéficié. Plus tard, quand il sera devenu un symbole culturel communautaire, il mènera un travail sur les contes et légendes chiites et sur les talismans islamiques interprétés à la lumière de la peinture moderne.
Le cas de Charaf pourrait aider à étudier le cheminement de l’artiste dans la société chiite, s’il n’était par trop particulier, itinéraire d’une individualité trop accusée pour qu’on puisse le généraliser. Le fait même qu’on ait opposé un refus d’accéder à l’étude de la peinture à ce jeune homme, venu de Baalbeck à Beyrouth à dix-huit ans, équivalait, à ses yeux, à une barrière dressée devant lui par toute la société libanaise. Il se rapproche d’une expression picturale réelle quand il parle de lui-même, de ses métaphores et fantasmes. Or il ne cesse pas de parler de ce qui l’intéresse à partir du moment où la peinture lui devient langage, sans que cela soit nécessairement pictural, en raison d’un décalage qui fait souvent apparaître quelque distance entre ce qu’il traite et la manière dont il le traite.
Charaf possède sans nul doute un don plastique, mais il fonce dans l’idée et, souvent, ne s’en dépêtre que par des variations, persuadé que la peinture sert à délivrer un message. Quand le message n’est pas uniquement pictural, les variations lui permettent de récolter, dans le champ culturel, ce que le seul champ plastique ne permet ni d’acquérir ni de montrer. Il participe à l’exploration de l’univers socioculturel chiite, puis, au début des années 1970, pose une claire revendication en se politisant et en siégeant au conseil communautaire.
Charaf avait vécu, dans un deux-pièces, entouré d’innombrables oiseaux en cage, manifestant l’urgence et la véhémence de l’expression dans une simplicité de l’excès. Certes, ce n’est pas la poupée de Kokoschka, mais chacun prend l’expression où il peut. Il est professeur de dessin dans une école de banlieue, qui n’est pas toujours vue de loin, le lieu poétique qu’on peut imaginer. Dans ces années 1960, il dit les choses en métaphorisant sa situation d’extrême fragilité personnelle et sociale.
Après ses copies de chromos, première tentative d’expression, il a découvert qu’il valait mieux faire ses propres chromos. Héron blessé dans une grotte, crânes fichés sur des piquets, oiseaux volant bas sur fond de ciel sombre, chats errants dans la nuit. Décodage naïf, mais intensément vécu, et tout ce que voulut faire la société beyrouthine, qui voyait malgré tout en lui un peintre, fut de lui assurer une place.
Pendant longtemps, il exposa chaque année à l’hôtel Carlton. Paysages de la Bekaa, oiseau stylisé immobile, identification à un héros total et animé, Antar, qui était à la fois le sursaut de la prise en charge historique et de la prise de conscience. Antar impliquait aussi, pour lui, son entrée dans la légende, dans une histoire au-delà du temps.
Il y a certainement, chez Charaf, une poétisation de la toile, poétisation littéraire et peinture parfois littéraire et illustrative.
Dans le meilleur des cas, l’expression plastique trouve sa force dans un talisman de soi. Il passa ensuite à une synthèse de l’imagerie populaire chiite, première étape d’une réflexion où il commençait à mettre à distance le procédé tout en s’intégrant à une peinture qui devenait politique au sens littéral du terme. Elle interrogeait sa conduite et la question de l’identité, à la limite de la représentativité électorale. On y lit le désir de quitter l’individu et ses souffrances, une ouverture, une extériorisation picturale, accompagnée d’une maîtrise plus affirmée et, donc, plus malléable à l’intention qu’à l’expression.
Toute la part littéraire de cette peinture semble avoir été exorcisée par l’autobiographie que Charaf publia au début des années 1980. Son sens plastique développait ce que la peinture a de plus extérieur, comme pour l’opposer à l’intérieur de soi : le plus intime, le plus douloureux, le moins plastique, le plus confus dans le choc des mots et des phrases. Le livre-discours lui permit de se libérer de tout cela pour ne plus rien avoir à dire d’intime.
C’est que l’image littéraire de ses débuts, ne sachant et ne pouvant tout dire, était devenue trop complexe et douloureuse pour tout reprendre en charge. Il voulait résumer sa vie d’un seul coup et la faire comprendre, gagner le pari que toute histoire d’enfance appelle, avec la levée de la nostalgie et des souvenirs. La manière dont il en parle dans son livre, qui a pu sembler tenir à son extravagance, ne saurait cacher la simplicité et la signification de son trajet, ni son fréquent désarroi. Quant à sa position politique, il faudrait expliquer en détail pourquoi ce qu’il recherchait se situait en ligne directe de ce qu’il était.
Charaf est important parce qu’il permet une lecture complète de la société libanaise des années 1950 à 1970, lecture confessionnelle et communautaire, mais aussi sociale et picturale, car les deux vont de pair. Il amène à essayer de décoder la manière dont il a, pour lui-même aussi, compris la société libanaise et pris conscience de soi, pour y fonctionner, ainsi que le monde arabe, dont Beyrouth était l’écho.
À ses débuts, Charaf était loin d’être un marginal. Le café joua un grand rôle, comme lieu déjà sélectif de la présence sociale. C’est plutôt sa lecture des différentes strates de sa propre vie qui importe, puis sa façon, à un certain moment, de se poser devant cette société et d’articuler de manière claire un rapport fait de toutes les contradictions, de la présence, dans la société libanaise, de toute chose et son contraire. Il s’agissait soit de jouer au peintre ou d’être peintre, soit de trouver la façon dont la société libanaise pouvait vous percevoir comme tel et vous assurer financièrement la possibilité de l’être.
Charaf emprunte des langages formels, mais toujours pour y ajouter quelque chose. Cela n’empêche pas les variations erratiques, mais, le plus souvent, son esthétique ajoute aux formes prises ailleurs l’intelligence de leur compréhension. Ces emprunts sont peut-être, tout simplement, liés à la revendication d’une tradition culturelle chiite. Quant aux emprunts à l’Occident, contrairement à d’autres peintres, ils ne virent ni au plagiat ni au sous-produit. Le fond chiite comme présence socioconfessionnelle et la peinture comme langage sont toujours à égalité. Mais, de toute évidence, il est plus soucieux de la récupération et de la prise en charge de l’héritage culturel que de la confrontation à une modernité dont il a fait le tour.
Cela tient-il à son décalage sociologique ? Explication insuffisante, car ce qui fonctionne ici n’est pas de l’ordre du sociologique mais du culturel et du communautaire, au-delà de l’explication liée au problème de l’identité.
Chez lui, l’authenticité de ce qui génère ses formes – y compris leur part de maladresse – est évidente. Cette force est, avant tout, puisée dans l’exigence et la nécessité d’une recherche et d’une expression. Car il s’est, en quelque sorte, pris à la gorge pour parler, ce qui était pour lui le seul moyen d’exister.
Charaf a fait le tour de la scène picturale libanaise. Il s’y est vu lui-même non dans un rêve d’Espagne ou d’Italie mais dans la peinture au plus proche de soi, et c’était le chemin le plus long à parcourir. Un moment, il fut convaincu que le peintre devait porter lavallière. L’Espagne n’était pas un mauvais choix pour un hidalgo tel que lui.
Il lui fallait comprendre le Liban, les clivages et les cultures communautaires, Beyrouth comme ville et milieu humain, pour enfin tenter de se dire. Ce qu’il a pu comprendre de cette société libanaise n’est pas seulement ce qu’un membre de la communauté chiite pouvait en comprendre. Mais ce qu’il a surtout voulu, c’est résumer sa propre vie d’un seul coup, et, la partager.
Depuis sa première exposition à Baalbeck en 1951 à la librairie al-Ahmar, Charaf a exposé chaque année jusqu’en 1961 à l’Unesco. Il exposa à l’hôtel Carlton à Beyrouth de 1963 à 1972, et à la galerie Contact de 1973 à 1975.

Rafic Charaf, Beyrouth, 1963

Rafic Charaf, Beyrouth, 1963

Atelier de Rafic Charaf, Beyrouth, 1992

Rafic Charaf, Beyrouth, 1963