
Daoud Corm, Nature morte, 1899

Daoud Corm - Sans titre, 1876

Daoud Corm - Sans titre, sans date

Daoud Corm, Nature morte, 1899
Corm Daoud
Ghazir (Liban), 25 juin 1852 – Beyrouth, 6 juin 1930
Daoud Corm, né à Ghazir, eut certainement l’occasion de rencontrer à Dlepta, qui en est proche, le peintre Kenaan Dib. Dlepta a, en effet, joué le rôle d’un centre pictural et culturel, avec ses différentes traditions monastiques et leurs réseaux.
À l’époque, ce n’était pas l’Italie qui arrivait au Liban avec les Jésuites, fussent-ils italiens, mais la France. Charles Corm, en créant la légende de son père, s’est employé à le rattacher directement à l’Italie de la Renaissance, justifiant ainsi l’imaginaire d’une continuité de l’Histoire de l’art. En faisant de son père le fondateur de la peinture au Liban, il a, du même coup, occulté l’historicité de celle-ci et interdit toute lecture du passage de la peinture religieuse à une peinture profane, au moment même où s’arrêtait le cycle des « clercs peignant ».
Corm pose le problème de l’historicité de la peinture au Liban à propos de l’interaction du peintre et de son époque : il s’établit dans le pays pour un long exercice pictural s’étendant sur deux générations, de la Mutassarifyat au Mandat français. Sa peinture, souvent interprétée à tort comme le maintien d’un néoclassicisme, est, en fait, liée à une constitution tout à fait singulière. Il n’est pas possible de ne voir en elle qu’une manifestation du surgissement de l’individu, de la personnalité, et donc du portrait, dans un xixe siècle libanais entièrement livré à cette Renaissance arabe, calquée sur l’italienne, qui suscita tant d’espoirs, de déceptions et de réussites.
Corm avait choisi d’étudier la peinture à Rome au moment où, même pour les prêtres, l’italien cessait d’être la lingua franca de l’Orient. Voulut-il répéter la Renaissance italienne dans le Beyrouth en plein développement urbain où il s’installa après un court intermède égyptien ? Il nourrissait alors l’ambition du seul rendu de la reproduction. Le problème, de toute façon, ne se posait pas à lui de manière théorique et globale, car il lui fallait répondre à des commandes civiles et religieuses. L’amitié du patriarche Hoyeck, qu’il avait rencontré à Rome lui valait, en effet, une série de commandes pour les couvents et les églises.
Son travail de l’image et de sa composition semble être le dernier écho de l’ut religieux italien issu de la contre-réforme, fortement influencé par l’utilisation de l’imagerie des Jésuites. Il lui fallait choisir entre Giusti et Kenaan Dib, entre l’Italie et la tradition de la peinture religieuse maronite. Bien que vivant à Beyrouth, il resta, par ses contacts et sa sensibilité, ouvert à son Mont-Liban natal. Il prolongea le courant de la peinture religieuse italienne, et participa activement à l’élaboration de la société civile, même si l’œuvre, se décode en portraits, scènes de genre et natures mortes.
Pourquoi, à cet égard, n’échut-il pas plutôt à Srour de jouer le rôle qui fut celui de Corm ? Faisons justice d’une rumeur, dont la seule comparaison des dates suffit à démontrer l’inexactitude : Srour, professeur d’arabe à la Sultaniyeh, se serait intéressé à la peinture en venant donner des leçons d’arabe aux frères de Daoud Corm, et celui-ci l’aurait encouragé à aller l’étudier en Italie. L’explication véritable est peut-être d’ordre sociologique : Srour était un grec-catholique d’Alep. Beyrouth et le Mont-Liban n’étaient pas des lieux où il pouvait circuler dans un réseau social familier. Il avait vécu à Rome, à Naples, puis en Égypte, avant de s’installer au Liban. Enfin, son caractère bohème et nerveux, son talent sensible et angoissé, étaient à l’opposé d’un Corm, notable bien installé.
En somme, pour tenir le rôle qui fut celui de Corm, il fallait être là. Or Srour était tout à la peinture, telle qu’il la comprenait. Corm n’était qu’à lui-même, la comprenant et la vivant autrement. Il peut nous paraître naïf, mais c’est là une qualité, puisqu’elle lui permit d’interroger chaque nouvelle toile avec un regard neuf. Certes, il y a chez lui quelques sérialisations, et des variations sur le thème et la composition de l’image, mais il donne le sentiment de recommencer à apprendre à peindre à chaque toile, non pour percer quelque secret, mais pour saisir le métier, la composition du tableau, le projet et son traitement. La référence culturelle et picturale ne joue pas sur une continuité de nature, mais sur une sélection liée au bon goût, au choix même de l’image,
Raphaël et l’influence de l’Italie : tel était le cadre dont il sortit peu à peu, dans un excès de surcharge picturale, entre décoration et naïveté. Ce qu’il vécut face à la peinture italienne, d’autres maronites l’avaient vécu avant lui, mais il fut le premier à avoir un rapport direct avec la photographie qui emprisonnait son art dans la ressemblance. Sa démarche aurait pu sembler se résumer dans le quadrillage d’une photographie et sa copie. Il cherchait une ressemblance au-delà de la ressemblance, où fut remise en question non celle-ci mais la peinture même. Toutefois, il ne comprenait le problème qu’en termes artisanaux.
Srour, Giusti et Mourani, ce dernier un peu moins échaudé par son séjour parisien, travaillaient avec une part de brio et le désir de rendre apparente une certaine virtuosité, peut-être seule façon de répondre aux commandes dont dispose un peintre pressé par le temps. Dans le cas de Srour, le problème se posait au niveau plus complexe du rapport avec la peinture même. Daoud Corm la décoda et la maîtrisa jusqu’au point où, par nature et caractère, il trouva dans l’expérimentalisme du rendu un côté artiste qui lui était indifférent. Ainsi, la petite touche en épaisseur sur le nez, le rendu de l’œil, les boucles d’oreilles travaillées dans la pâte lui furent nécessaires. Le reste du travail du portrait, le rendu des tissus et des soies, la variation des formes, la bague au doigt, tout cela relevait à ses yeux du vocabulaire pictural, mais aussi d’un autre vocabulaire, où l’on sent, dans les meilleurs portraits et toiles, une tension tremblante du rendu, une manière d’y soumettre l’espace et de faire surgir le portrait. Procédé moins naïf qu’il n’y paraît, vieille technique orientale dans un domaine où, de tradition, la perspective n’a jamais joué.
Le portrait a toujours été plat, le coin d’une table, un livre posé là, une main accoudée à un fauteuil suffisant à donner l’illusion de la perspective. Celle-ci est une convention ; elle ne tient en rien ici à un éventuel usage des règles de la Renaissance, mais à la lecture de la photographie, ce qui n’exclut d’ailleurs pas que des modèles aient parfois posé pour Corm. C’était pour qu’il pût les rigidifier, saisir l’aigu de la ligne, une forme de contour plein, afin de mieux faire valoir la couleur.
Le goût maniaque et fascinant du détail, de la précision, le rendu des lignes, font que le travail de Corm touchait moins à la virtuosité qu’à une systématisation dont certains portraits permettent de clarifier les étapes. L’utilisation d’une photographie, quadrillée et reportée, le brossage de la toile à grands traits après avoir travaillé minutieusement le visage, furent généralisés par lui à tous ses portraits. En quoi se distinguaient-ils des portraits traditionnels de l’époque, et même du décalage du portrait européen tel que Corm avait pu l’apprendre et le réaliser ? Même le portrait de commande le plus rapide et le plus anodin excluait chez lui l’anonymat par son formalisme, par un signe pictural qui le déplace au plan d’une solution formelle, parfois simple couleur du fond, forme exacte ou trop rapidement faite d’un plastron.
Même si l’on porte à son compte quelques travaux qu’il fit, adolescent, avec Giusti, à Bzommar, Daoud Corm rejoint une tradition de la peinture religieuse et du portrait dont Kenaan et Moussa Dib sont les représentants les plus connus, l’historiographe de leur couvent ayant relevé leurs noms. De cette peinture, la caractérisation est socioconfessionnelle ; elle ne trouve pas son explication dans le rapport Orient-Occident ou un apprentissage oriental de l’Occident. De toute évidence, ses heureuses simplifications n’ont rien à voir avec le sujet. Elles renvoient plutôt à une manière de voir le temps immobile et à une fonction sociale de la peinture.
Peindre en un temps immobile est la vieille source traditionnelle qui ne relève pas seulement, chez Corm, de la ressemblance, mais aussi du caractère technique et pictural, du rendu poussé jusqu’à l’hallucination de la perception. C’est là que tout joue sur un art littéralement magique du portrait, par la conscience d’un pouvoir mystérieux de la peinture. Car créer la figure, c’est la posséder. Le moment de plus grande émotion pour Corm est celui où, lentement, naît la sensation du rendu, proche de la ressemblance. Il retrouvait alors le vieux fond oriental du portrait, création dont la magie ne relève pas seulement des éléments picturaux. Il n’y a rien là de mystérieux, sinon le secret d’un métier exercé avec conviction. Même dans les séries d’anges conventionnels, copies de la Sixtine, ce sont certes des anges joufflus que nous voyons, mais ce sont aussi les métaphores visuelles de son propre art. Tout cela vise la scénographie de la représentation, surtout dans les grandes toiles religieuses, que Corm a travaillées sur des variations techniques, en respectant jusqu’aux rigidités du rendu.
Corm appartenait à une tradition dans laquelle l’amour de la peinture était sans proportion avec ce que la culture picturale européenne de son époque pouvait lui apporter. De son vivant, il n’a pas fait, du moins à notre connaissance, d’exposition individuelle, non pour des raisons de principe ou d’ordre commercial, mais parce qu’il était intégré dans un circuit où l’inscrivait la réalité du métier de peintre dans le cadre de son atelier et au sein de la société libanaise. En fait, tout n’était pas aussi idéal : Corm se voyait parfois, et fonctionnait, comme un atelier de fabrication de chromos et de copies de toiles célèbres d’après reproductions. Il est vrai qu’alors, à ses yeux, la peinture ne relevait plus que de considérations commerciales.
Le long et complexe trajet de Daoud Corm nous donne l’occasion de saisir comment un système pictural est, aussi, une manière de peindre et de signifier la représentation, de choisir ce qu’on peut mettre dans une toile, et de la construire. Même ses portraits, où d’aucuns n’ont voulu voir qu’une intéressante collection de types orientaux, ne peuvent entrer dans le cadre d’une peinture orientaliste. En effet, il n’a pas conscience de la distance. Le fait de peindre offrait précisément, pour lui, la possibilité de combler la distance entre le peintre et le modèle, afin qu’il ne fût plus question que de peinture.
Honnêteté d’artisan, savoir-faire de commerçant ou, simplement, désir que s’accomplisse l’ambition de l’enfant qui dessinait sur les roches des oiseaux afin qu’ils se mettent à chanter. Il savait fort bien qu’il n’était pas question de parler à la société libanaise de son désir d’en finir avec l’artisanat et d’accéder à un monde où la peinture serait un art, parce qu’elle va avant tout au-delà de la reproduction, dont il épuisait toutes les variantes, de la copie de l’image religieuse à celle du chromo historique.
Corm savait cela, et aussi que l’image de la société libanaise était encore à venir, que ce n’étaient pas les portraits qui allaient la fonder, mais qu’il s’agissait de lui fournir un imaginaire. Pour lui, le lieu essentiel fut Beyrouth, capitale de la wilayet et point de rassemblement des sociétés civiles et religieuses qui allaient constituer une ville et un pays. Ces sociétés hétéroclites formaient la base de sa clientèle. Il s’adapta à chacune d’entre elles, suivant le schéma culturel qu’elles proposaient et le reflet qu’elles attendaient du miroir.
À la limite, Corm a créé les conditions d’existence du marché de l’art, allant jusqu’à importer pour cela produits et matériel de peinture, et recevant dans son atelier de Khandak-el-Ghamik, proche de la route de Damas, à la fois ceux qui venaient pour un portrait ou l’achat d’une toile et les intellectuels désireux de discuter avec lui.
Il y avait, dans le Liban de cette époque une société dont l’aisance économique faisait qu’elle luttait aussi, faute de mieux, contre la mort par la photographie et l’image. Dès lors qu’il y a conscience de la mort, la figure apparaît, en effet, comme une nécessité sociale. À cette société, Corm n’offrait que ce qu’elle attendait.
Corm va plus loin que Giusti ou Spiridon et, souvent, il fut peintre là où ils ne l’étaient pas. Il a appris plus de l’art italien que de l’Academia San Luca et de Bompiani ; ce moment secret du désir de la couleur et de la forme, où tout peintre redevient et reste l’apprenti du mystère auquel il n’est de réponse que par son art. C’est pourquoi il a touché quelque part à une vérité de la peinture, une authenticité dans l’écho de la tradition de production de l’imagerie religieuse comme production arbitraire d’un système. Mais, saisi par la peur de rivaliser avec le Créateur des images, il ne pouvait que se consacrer à leur seule fabrication. Soudain ressurgissaient l’iconoclasme et le débat sans fin où Byzance s’épuisa.
Daoud Corm est le peintre de la Mutassarifyat comme Habib Srour est le peintre de la wilayet. Aussi, Gemayel, Farroukh et Onsi sont les peintres du mandat. Mais le vrai problème, c’est qu’ils sont tous des peintres de la métaphore de peindre, et dans tout cela pas une seule métonymie.
Daoud Corm, c’est avant tout la cruauté de la ressemblance et ce qu’il pose de manière radicale reste le modèle de la ressemblance. Il est évident qu’il n’est pas sans talent, là où le paraître ne peut s’acquérir par le seul talent de l’art unique d’être. Tels n’étaient pas le pari et l’enjeu de ce long moment confus qui dura plus d’un siècle et qui ne fut qu’un enchaînement de massacres et de meurtres. La société libanaise mutait.
Daoud Corm aima à la folie sa fille cadette Marie, qui épousa un Français, alla s’installer à Marseille dans une maison à l’autre bout de la Méditerranée avec quelques toiles de son père, comme pour se rappeler l’amour et la peinture. Elle s’éloignait de plus en plus vite de celui dont tout la rapprochait. Cette manière de fuir l’amour comme on frappe à toutes les portes et comme l’on bat toutes les cartes, carreaux d’as fatigués, à attendre un autre partenaire qui ne viendra jamais.
L’as de pique finit la ronde et le temps est bel et bien passé. Son fils, Charles, voudrait nous faire croire qu’il n’y avait pas de peinture au Liban avant son père. Aussi coupe-t-il court à toute mise en perspective même s’il y participe de manière parcellaire en attirant l’attention sur la peinture religieuse sans plus de détails.
La peinture religieuse échappe donc à l’oubli par la tradition que son père a pris en charge, mais elle n’arrive pas, trop étroite et insuffisante, à assumer l’histoire multiforme et complexe du rapport à la représentation et à l’image.
Tous les peintres libanais semblent répéter à l’infini les mêmes solutions et le même problème invariant. Les seules variantes sont les données sociologiques, familiales et culturelles.
Tout cela se répète face au mur et face à la toile, c’est-à-dire le vide vertigineux qu’est devenue la répétition. Les peintres, c’est le même peintre qui peint et la même peinture toute honte bue, redit la césure du nom.
Le créateur mystérieux qui dit tout le mystère de la création et de la vérité est définitivement ailleurs et ne parle pas ce langage.

Daoud Corm, 1895