
Amine Elbacha - La fête de la mer, 1971

Amine Elbacha - Composition, 1971

Amine Elbacha - La fête de la mer, 1971
Elbacha Amine
Beyrouth, 1930-2019
Le peintre et la ville forment l’un des couples les plus curieux et les plus importants de la modernité. Cela tient à la façon dont leur relation est envisagée, et vécue, par l’un ou par l’autre. La ville répond, en effet, au peintre par ses signes.
Dans les années 1920 et 1930, les peintres libanais abordèrent certes la ville mais ils étaient, le plus souvent, en quête de la scène anecdotique, d’une vision touristique et pittoresque. Ils pratiquaient une peinture de genre, quoique soucieuse de porter des caractéristiques reconnaissables au premier regard et de manifester l’identité par l’identifiable. Le coup d’œil, l’habileté de la main et l’aptitude à rendre le plus exactement et à faire partager sa vision par le plus grand nombre semblaient les caractères les plus évidents de la peinture libanaise de l’époque.
Avec ses moyens de peintre, Amine Elbacha introduisit la ville dans la modernité en se posant la question de la possibilité de la peinture : comment un peintre peut-il vivre dans une ville, la sienne, qu’il aime, sans se contenter de la montrer de l’extérieur et comme un objet ? Comment peut-il vivre cette ville – à la façon dont on dit vivre sa vie –, vivre de l’intérieur Beyrouth, ville poétique, avec ses signes sensibles et tangibles, tout en poussant plus avant, jusqu’à cette vision intérieure qui est finalement, pour tout être humain, l’expérience d’un lieu et sa métaphore ? Amine Elbacha y est-il parvenu ? Sa peinture nous parle-t-elle de la ville de Beyrouth et de ce qu’elle signifie ? A-t-il franchi le pas qui sépare l’illustrateur sensible et intelligent du peintre, porteur d’un sens et d’un monde articulé, constructeur et créateur de formes ?
Certes, les a priori entourant ces questions sont complexes. Lier un peintre à une ville le classe aussitôt comme peintre local ou régional et risque d’amoindrir le sens et la portée de son œuvre. Toutefois, l’argument porte assez peu. Giorgio Morandi, après sa période avant-gardiste, n’a-t-il pas passé des décennies dans son village, avec une table et deux brocs, à peindre sans se lasser des natures mortes ?
Il y a chez Amine Elbacha une progressive réinterprétation du monde, au fur et à mesure de sa prise de possession de sa vie et de sa ville. Les éléments de sa peinture sont autobiographiques. Tout se mélange ici, autobiographie et peinture, comme dans l’effort pour se souvenir, quand le temps qui passe n’est que nostalgie de l’enfantement paradisiaque de chaque toile. Alors, on répète la scène pour dire la même chose, on peint inlassablement comme si c’était à chaque fois la première.
« J’ai trois âges » disait Elbacha. « Je suis né en 1930, mais on ne m’a inscrit au registre d’état civil qu’en 1937, avec ma sœur, née, elle, en 1934. Faisons une moyenne. Je suis né en 1932. » Déjà, le jeu avec ce qui pour l’individu est le plus sérieux : sa date de naissance, le moment de son entrée dans le monde. Enfant, il découvrit Beyrouth, mais surtout, un espace urbain typiquement sunnite. Il explora en tous sens son Ras el Nabeh natal, alla à l’école chez la cheikha du quartier, fit le trajet d’Aley, où la famille passait les trois mois d’été, mettant meubles et balluchons dans un tombereau. Les déplacements forment la poésie. On apprend le monde qui bouge et, lentement, son damier se compose – en l’espèce, le trajet entre Beyrouth et Aley, sur la route de Damas. L’autre élément marquant de l’enfance fut la visite aux parents d’Ain Mreisseh et la découverte de ses dunes de sable rouge et des plantations de cactus qui délimitaient les propriétés dans le Beyrouth du xixe siècle. Seule la nostalgie pouvait rendre cela : l’odeur de la mer, le paysage désertique, le ressac, parfois les loups.
Les éléments de la poétique d’Elbacha étaient présents dans l’Ain Mreisseh de l’époque, où les femmes ne se baignaient pas de jour : elles emmenaient les enfants avec elles pour des bains de nuit. Chez le peintre, il y aura toujours ce souvenir de femmes et de mer nocturne. Pour ce qui est de l’espace urbain, il se construit par le rapport entre les quartiers. Ce sont leurs plages de couleur qu’on retrouvera dans les toiles abstraites, plaques de bois découpées et coloriées, puzzle mental reconstitué, l’élément conducteur était ce qui relie un quartier à l’autre.
Le père d’Elbacha était caissier à la Banca di Roma. Le peintre alla à l’école de Saint-Sauveur, dirigée par le Père Spiridon Riachi, au Caracol el Abed. Il y passa quelques années tranquilles et heureuses et y fut premier en catéchisme, donné en exemple aux autres élèves. Puis il fut engagé par un décorateur et son travail consista, comme il devait le raconter avec ironie, à aller au bord de la mer avec une brouette ramasser des galets et des petits rochers pour les installer dans des vitrines à décorer de Bab-Edriss.
Il travailla ensuite à Radio-Orient, ce qui ne le coupa pas de la peinture. Il fit, à cette époque, la connaissance du peintre hongrois Lokos, qui l’emmena peindre sur le motif, et continua à l’encourager jusqu’à son départ pour les États-Unis, en 1953. L’oncle maternel du futur peintre était musicien de profession et peintre amateur. Ce partage entre deux activités, ce jeu sur deux registres, furent très importants pour l’enfant, car il les considéra comme naturels. On allait retrouver dans sa peinture abstraite le jeu de la musique, de la ligne et de la couleur créant des formes sans rapport avec le monde sensible. Elbacha conserva toujours une grande facilité à parler de la musique et à en faire, alors qu’il était totalement incapable de parler peinture.
En 1954, Elbacha franchit le pas. Son frère aîné Toufic ayant terminé ses études musicales, il ne voyait pas pourquoi il ne ferait pas ce qu’il avait envie de faire. Il s’inscrivit donc à l’ALBA et y poursuivit des études de peinture jusqu’en 1957. Cette année-là, il gagna un séjour de quatre mois à Paris à un concours organisé par l’ambassade de France. Il devait y rester dix ans, jusqu’en 1968, et s’y marier en 1966. À son retour au Liban, il voulut rassembler une imagerie personnelle bariolée, mais par trop criarde, dont le catalyseur avait été le Pop Art dans son utilisation de l’imagerie populaire.
Pour Elbacha, la peinture fut le retour des souvenirs. Ce fut peindre la mer pour l’avoir, enfant, entendue sans la voir, dans la chambre aux fenêtres trop hautes d’Ain Mreisseh. Mais la mer est toute intérieure et la couleur suffit à dire le réel quand le réel fait partie du monde sensible. Il peut peindre avec le sens de l’ouïe ou avec son odorat, celui pour qui parler musique est facile et parler peinture malaisé. La peinture, formes et couleurs, peut remplacer tous les autres sens : c’est tirer la bonne leçon de Klee et de Matisse. Car en peinture, la poésie naît du remplacement d’un sens par un autre, du sauvetage des sens par la térébenthine et par l’eau de l’aquarelle.
Elbacha ne revendiquait pas une identité picturale, mais l’immersion dans un milieu et l’expression de ce milieu, à la fois sunnite et européanisé, de Beyrouth, dont on trouve les repères chez d’autres peintres et aquarellistes. Pour lui, la rondeur souriante et nécessairement heureuse du monde était un tableau à composer. Il avait une vision moderniste de la tradition de l’aquarelle sunnite ; non seulement par le sujet et le traitement, mais aussi par l’idée d’un genre allant de la sensation à la saisie. Il se situait dans la lignée de peintres comme Marzouk et Eido, revendiquant l’interférence avec l’Europe de manière littérale, telle que l’interprétait la génération qui eut vingt ans à l’indépendance du Liban. La génération suivante y ajouta ses revendications spécifiques et identitaires, à la limite politiques afin de signifier qu’elles n’étaient pas étroitement confessionnelles, ce qu’à dire vrai, elles étaient.
Elbacha a exposé en 1959 à l’Université américaine de Beyrouth, en 1960 à l’École supérieure des lettres, en 1961 à la galerie Harmouche, en 1967 à la galerie Manoug, en avril 1968 et 1970, à Dar el Fan, du 31 octobre au 14 novembre 1972 et, en 1973, à la galerie Contact.

Atelier d’Amine Elbacha, Beyrouth, 1992

Atelier d’Amine Elbacha, Beyrouth, 1992

Atelier d’Amine Elbacha, Beyrouth, 1992

Atelier d’Amine Elbacha, Beyrouth, 1992