Guvder, Jean Guvdérelian, dit
Beyrouth, 1923
Issu d’un milieu dont la structure avait été détruite par le génocide et l’exil, Guvder a souligné, de façon hautement symbolique, comme l’un des points principaux de sa biographie, le fait qu’il était né en haute mer, en 1923. Il allait, dans l’exil, aborder une société non pas déculturalisée, comme on a voulu le faire croire tout simplement parce que les fonctions religieuses s’étaient socialisées, mais en voie de formation, et où les découpages classiques, en dépit d’une apparente liberté, laissaient peu de choix.
Une des particularités du dessin arménien est une absence de sensibilité compensée par une maîtrise technique frisant un maniérisme qui fait office de style. Cette désensibilisation de la ligne au-delà de sa fonction est, aussi, un moyen d’appuyer cette fonction. La forme est saisie comme définitivement plane et l’on travaille sur cela : un dessin de faiseur – el hacedor, disait Borges –, remplace ce que pourraient être les incontrôlables variations du maniérisme. Cette manière d’éteindre la forme, de l’affaisser, implique la frontalité et la saisie du sujet comme un bloc ; nécessité du choc parce que raffinement des nuances fait perdre force et temps dans l’économie psychique.
Guvder touille et fatigue le réel par son dessin ; il épuise le dessin par le réel. Il y a chez lui l’honnêteté d’un grand art tel qu’il estime qu’il doit être. Peut-il en être autrement, même si l’humilité du travail sur un motif sans fin n’impose pas une vision mais une manière de peindre ?
Dans son œuvre, surgit parfois quelque chose qui rappelle la force d’Hélion, attentif au réel, veillant à être encore plus souvent soucieux de le styliser, pour le rendre plus expressif. Comme dans la tradition orientale, le dessin fonde l’espace au lieu de le mettre en perspective, une ligne divise le plan à droite et à gauche, et quand la figure s’y introduit, c’est comme la sténographie, le rappel de la réalité de la figure. Le dessin tout entier naît du vieux fond oriental et byzantin, sans perspective frontale.
Guvder entourait ses natures mortes d’un fond de feuilles d’or. Dans son dessin, quelque chose de cassé qui tient lieu de sensibilité asservit définitivement ce vieux fond oriental sans perspective.
Après avoir passé onze années à Paris (1946-1957), quatre années à Rome et en Italie (1959-1963), Guvder rentra au Liban et ouvrit une académie de peinture (14 octobre 1963-1973) qui joua un rôle important comme lieu de formation et de rencontre.
Il se situait en pédagogue devant l’œuvre des grands maîtres qu’il décortiquait brillamment pour ses élèves. Il fut aussi pédagogue de son propre art, dans cette approche de la transmission d’un artisanat supérieur qui est la base de tout apprentissage. Il n’avançait dans son art qu’en faisant reculer les limites de son ambition et en se plaçant toujours en-deçà du possible.
Guvder a été important comme tenant d’une lecture culturelle du réel. Bien qu’à ses yeux, l’artiste soit un artisan et un réalisateur, il n’incarna pas le fabricant pour lequel la répétition de la formule garantit l’achèvement de la toile. Il a mené une entreprise personnelle, avec des motivations et des repères, et formé des peintres, mais il s’est retrouvé piégé, en tant que premier utilisateur de ses propres formules qu’il ne parvenait pas à dépasser.
Ce qu’il expose n’est plus un moment que son dessin puise au bout de sa logique. C’est la virtuosité qui fait impasse sur elle-même en épuisant à tel point les ressources du dessin qu’il devient son unique témoin. L’ambition de rivaliser avec le réel rencontre, comme unique possibilité, la virtuosité de la saisie.
Au niveau de l’histoire culturelle, le seul déroulement est celui des tragédies communautaires. Les rapports entre les êtres ne sont que tangentiels et officiels : formalités et représentation.
Pour l’individu qui, comme Guvder, ne peut pas se placer à l’intérieur du temps communautaire, les institutions proposent un cadre culturel – en général celui des institutions éducatives. À partir des années 1960, quelques institutions supra-communautaires voient toutefois le jour, dont l’académie Guvder qui ferma ses portes en 1973. Le peintre enseigna aussi à l’Université américaine de Beyrouth et à l’ALBA.
Guvder semble n’avoir fait du dessin que comme préparation du projet perpétuellement entretenu d’être un grand peintre. Or ce projet, il ne l’a pas abordé, coincé par ce dessin même, par trop de virtuosité.
Son autre particularité fut d’avoir été un Arménien dont l’exil ne se situait pas au niveau du camp de réfugiés, mais à la lisière de la peinture même.
Pour parvenir à la peinture, le chemin du dessin était trop complexe, des emprises du réel dont il tentait de prendre possession par l’acharnement et la répétition. Or acharnement et répétition n’impliquent pas nécessairement la prise de possession, de même que le dessin ne peut être compris comme un artisanat tangible, donc moins preuve du réel qu’exercice de virtuosité. Il en resta là et ne bougea plus.
Cela ne revient pas à dire que Guvder allait d’une société sans tradition à une société libanaise qui n’en avait pas davantage mais tentait, du moins, d’en constituer une. La manière dont il a fonctionné provient certes d’un désir de prendre possession, par le dessin, du monde et du réel, mais c’était son seul but. À quoi cette tentative pouvait-elle aboutir ?
Alors que Guv peignait son angoisse pour la conjurer, Guvder dut affronter l’impossibilité de se construire une peinture hors d’un milieu et d’une société. Quand son seul recours et son unique pari furent de se construire comme individu, la question se posa de nouveau : un individu, à lui seul, peut-il construire une peinture ?

Guvder, Ainab, 1972