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Khalifé Jean

Hadtoun (Liban), 1923 – Beyrouth, 1978

Jean Khalifé était issu d’un milieu de clercs et de religieux maronites auquel il n’échappa jamais entièrement.

Quand, après des études au collège-séminaire de Maifouk, en 1936, puis au collège des frères maristes de Jounieh, il s’inscrivit à l’ALBA, de 1947 à 1951, son oncle curé vint avec lui à Beyrouth pour lui faire les recommandations de moralité jugées indispensables, ce qui n’étonna pas peu le modèle nu.

Il entra en peinture comme on entre en religion, confiant dans la foi, sinon dans l’attente du possible, anxieux de mesurer pour lui-même plus que pour les autres l’honnêteté radicale qui était la sienne. En partant pour Paris, après ses études à l’ALBA, Khalifé savait où ce voyage pouvait ou ne pouvait pas le mener. Il ne rejetait pas la peinture religieuse traditionnelle ou le milieu maronite, mais il portait sur eux le même regard de vérité que sur le reste. Ce qu’il voulait explorer, c’était la peinture, la possibilité même de peindre.

L’ALBA lui avait fait prendre conscience de son décalage technique dans la virtuosité de Gemayel. Il fit quelques paysages devant le motif, mais ces paysages devaient être avant tout urbains. Khalifé ou la destruction de l’innocence par la plasticité de l’art ; le fait de croire que l’innocence suffit en face du seul commerce des idées et des conceptions plastiques.

Khalifé connut un moment d’équilibre, au milieu des années 1950, quand il peignit des toiles qui allaient au plus clair de l’interrogation du réel libanais, avec les moyens picturaux et plastiques les plus aptes à le rendre sans trop de décalage. Le décalage deviendra de plus en plus cruel, ou perçu comme tel, dans la psychologie même du peintre, entre les moyens et les fins que sa recherche exigeante l’amenait à pousser moins vers l’abstraction que vers les dilemmes de ses conflits personnels. Quelque chose était coupé dans les possibilités mêmes d’abstraction, dans la maîtrise des moyens techniques, parfois dans la conscience de leur existence. Dans cette perspective, on ne peut évidemment guère compter sur la lecture montrant le jeune maronite qui va à Beyrouth comme on va à la peinture, effaré devant la nudité du premier modèle féminin à l’ALBA. Il s’inscrivit à l’École nationale supérieure des beaux-arts à Paris de 1951 à 1954.

Bizarrement, Paris fut pour Khalifé le lieu d’un surcroît de naïveté, puisqu’il le vit comme le lieu de tous les possibles : visiter les galeries, rentrer dans le circuit des expositions, passer à la peinture abstraite comme un langage naturel, sans historicité, et sans réaliser non plus qu’autour de la rue Bonaparte, s’il y eut bien quelques galeries soucieuses de modernité, ce n’était pas nécessairement, comme il le croyait, dans un lien direct avec la culture picturale du monde, mais en raison d’impératifs commerciaux. Pour lui, y avoir accès, pouvoir y exposer, n’en était pas moins une victoire. Il n’était d’ailleurs pas dupe d’une approche par trop primaire et il le dit clairement. Il voulait rester à Paris et, seules, parvinrent à le convaincre les lettres de Fouad Haddad, directeur du département des beaux-arts au ministère de l’Éducation nationale, qui le pressaient de rentrer au pays.

À Paris, quelle peinture eût-il faite ? Une partie de la réponse se joue au niveau personnel et social, plus que dans le domaine culturel. L’autre est à rechercher dans le rapport conflictuel entre Paris et Beyrouth : dichotomie et lien, séparation physique mais présence intellectuelle et culturelle. La vraie question qu’il se posait était plutôt de savoir si mieux valait rester là où les choses le fascinaient. Aussi, quand il eut pris la décision de rentrer à Beyrouth, le rapport avec Paris le conduisit à une hostilité radicale à une société libanaise à laquelle, espérant en vain une réponse, il était resté ouvert durant quelques années. Mais il lui fallait affronter Beyrouth à Beyrouth. Il vivait la difficulté à assimiler des données à l’égard desquelles il ne prenait aucune distance, ainsi que le conformisme confus dans lequel flottait toute la ville. Il lui fallut pour cela non seulement la passion de la peinture, mais aussi la patience de grouper autour de lui quelques élèves avec lesquels partager cette passion.

Si elle ne portait pas la vérité de la peinture, cette génération des années 1950 portait une part de la vérité de son exercice, d’une caractérisation nouvelle de ses possibilités. Celles-ci étaient moins dues à des conditions historiques qu’à des situations particulières tenant à une série d’individus intéressés par la peinture, ainsi qu’à un milieu : l’ALBA, Manetti, César Gemayel, les Polonais enseignant à l’ALBA et y apportant l’écho de la culture européenne, l’expérience de peintres tels que Farroukh et Onsi.

On avait alors dépassé les problèmes des années 1920 et 1930 : paysages libanais, « types » libanais, « lumière libanaise », folklore et illustration. Les tiraillements entre la carte postale et l’identité s’étaient résolus au profit d’une radicalisation où il semblait que le recours et l’avenir ne pouvaient plus être au niveau d’une académisation des problèmes picturaux. Il ne s’agissait plus de fournir les salons en paysages, les salles à manger en natures mortes et les bibliothèques en portraits. Il fallait désormais affronter la peinture, et non ses destinations sociales et commerciales. À la question des années 1950, Khalifé, encore étudiant à l’ALBA, ne répondit pas seulement par l’originalité de sa démarche, mais aussi par la caractérisation de la modernité sans qu’elle tînt du plagiat, de cette forme de décalage où l’on ne reconnaît une toile que dans la mesure où elle vous rappelle vos lectures ou d’autres toiles. Il y a là, dans l’histoire de la peinture au Liban, un moment où les problèmes d’historicité, de décalage, d’identité, d’expression de soi cessent de se poser. Un peintre y répond souvent avec douleur et difficulté, cherchant à la fois à ne pas se couper de l’histoire de la peinture mondiale, du déroulement de la peinture locale et de sa revendication personnelle d’expression.

L’abstrait était alors vu comme un moyen d’interroger la peinture, sans avoir toujours conscience que le problème était là. Une série de tentatives picturales des années 1950 et 1960 est faite d’allers retours entre le figuratif et un abstrait, dont Cyr assurait la continuité sur la scène locale. C’est lui qui, par ses remises en question, fournit le cubisme comme l’outil nécessaire à la destruction prudente de la figure pour les jeunes peintres. Il faut voir cela se manifester dans la peinture de chacun, car il y eut fort peu de mouvements collectifs.

Pour chaque peintre libanais, la peinture fut son propre recours, sa propre radicalité. Aussi l’histoire de cette peinture n’est-elle que la somme des lectures des histoires personnelles. Le décodage des influences est moins lié à un déroulement, à une continuité historique, qu’au jeu arbitraire des influences et  des aléas de la vie sociale et culturelle beyrouthine.

À son retour de Paris, Khalifé passa deux ans en Italie (1959-1960). Son expérimentation de la forme et de la figure donnèrent naissance à la série de grands nus des années 1961 et 1962 qui ramenaient au second plan l’importance du sujet dans sa peinture. Cela radicalisa pour lui, de manière de plus en plus tyrannique, la nécessité de l’invention et de l’expression plastique. L’abstrait n’est plus là qu’une forme libre, revendiquant son arbitraire, situation qui créera un profond malaise dans la peinture contemporaine libanaise, car elle remet en question les limites entre figuratif et abstrait.

Khalifé est éloigné de la problématique du déchirement, de l’imitation ou de la pose. Chez lui, la réponse à l’absence de la représentation n’est pas l’abstrait, mais ce travail plastique qui, au terme d’une longue période de recherche, culmina dans la grande exposition de 1973 au Kennedy Center. Il jouit de la couleur et d’un travail où la présence de la couleur est physique ; couleur à pleine pâte dans des toiles de grand format où, désormais, l’introduction d’éléments figuratifs n’est plus allusive mais relève du même travail sur le sensible.

À partir d’une vieille violence rentrée, due en partie à l’incompréhension du public et de la critique, il fut amené à s’exprimer amplement, dans une peinture qui intégrait les éléments visuels, notamment le nu féminin, mais surtout une part de ce noyau d’émotions et de sentiments. Pour en arriver là, il lui avait fallu raidir ses peintures, ce qui n’alla pas sans grandes difficultés. Homme de société, Khalifé se vit progressivement isolé dans une société de peintres de mentalité très étroite, où il n’était pas habile à jouer le jeu de la socialisation picturale. Ces années 1950 et 1960 étaient consacrées par les peintres libanais à faire admettre leur métier et à trouver le moyen de l’intégrer au circuit économique et social du pays. Dans cette marginalisation, l’élément le plus frappant chez Khalifé était lié à la nature même de son travail. Voilà un peintre qui avait étudié et vécu plusieurs années à Paris et qui n’en serait pas revenu sans les lettres de Fouad Haddad. Pourtant, il ne s’est pas attardé dans la problématique Paris-Beyrouth. Paris, certes, l’a libéré, mais il a lui-même forgé un langage plastique qui atteignit, autour des années 1970, une originalité et une présence réelles. Il se plaçait dans une problématique et une optique historiques où Paris n’avait été, au bout du compte, que le catalyseur initial.

Khalifé faisait la peinture qu’il voulait faire, avec les éléments qu’il avait mis au point en travaillant les différentes possibilités picturales, mais sans qu’il les ait, sur le moment, vues comme nécessairement expérimentales. Dans une peinture libanaise frileuse, plus soucieuse dès le départ du résultat de la toile que de la toile elle-même, il semblait emprunter la voie d’un extrémisme sans justification. Il fut pourtant l’un des rares peintres que cette voie conduisit à ce qu’il voulait. D’autres refusèrent de s’y engager par prudence, copiant toujours en deçà ou au-delà des courants historiques, se mettant en position de décalage. Souvent aussi, ils ne s’y risquèrent pas, faute de technique et d’horizon intellectuel.

Khalifé avait une conscience aiguë des formes. Elle explique la plasticité qui le fit passer d’un figuratif non dépourvu d’élégance poétique à une abstractivisation progressive, mais ne le fit pas pour autant virer à un géométrisme qui, dans son cas, eût relevé du jeu gratuit. S’il donnait corps à la peinture, c’est parce qu’il lui fallait l’épaisseur de la pâte, qui équivalait pour lui à celle du monde réel. Peignant peu et sans grands moyens financiers, il ne disposa pas toujours des grands formats où il était le plus à son aise car ils lui permettaient, par l’équilibre de la force et de la couleur et par le travail de la pâte, de dire les émotions, les sentiments, le bonheur de peindre confondu avec l’exercice de la peinture même.

Khalifé s’est exposé à tous les malentendus et a été souvent tenu pour un expérimentateur facile, allant chercher ses recettes de toutes parts. Mais il sut traduire les émotions, les sentiments et le langage plastique d’un homme pour qui la peinture est le seul pari.

Dans sa génération et celle qui la suivit, on a connu des itinéraires proches du sien. Il fut seul, par l’effet de son acharnement et d’une pesanteur intérieure, à n’avoir pas trop cédé sur ce qu’il voulait et à avoir eu le talent et la possibilité d’expérimenter, parfois jusqu’à l’échec, les possibilités qui se présentaient à lui.

Comment se voyait-il lui-même dans le déroulement de la peinture libanaise ? Il se posa de moins en moins le problème de la place que celle-ci occupait dans la peinture contemporaine et, moins encore, dans l’histoire de la peinture. Cela lui semblait tout à fait secondaire dans la contemporanéité réelle qu’il vivait, et qu’il lui fallait assumer sans plus se poser de questions sur un milieu pictural libanais où l’on passait la moitié de son temps à intriguer.

Son souci était autre. Son innocence ne fut pas toujours de la naïveté ou de la courte vue, comme d’aucuns ont voulu le croire. Il s’agissait plutôt d’un excès de distance entre un réel social et la perception picturale de ce que le peintre croyait comprendre. Au milieu des années 1950, Khalifé peignit des toiles qui allaient au plus clair du réel libanais, avec les moyens picturaux et plastiques les plus aptes à le rendre.

Le monde ne délivre jamais du poids de le comprendre, mais continue d’appeler l’écho de qui se pose la question, de celui pour qui cette question sans réponse est une blessure que rien ne viendra cicatriser. Khalifé s’imaginait qu’à lui seul, il refaisait toute la peinture du monde. Ce fut son innocence, mais ce fut aussi sa force.

Jean Khalifé a exposé en 1960 et 1961 à la galerie Alecco Saab ; du 13 au 20 novembre 1962 à l’hôtel Carlton ; du 17 mai au 8 juin 1963 à la galerie de l’Université à Paris ; du 3 au 12 novembre 1964 à l’hôtel Saint-Georges à Beyrouth ; en 1965 au journal L’Orient ; à Dar El Fan en 1970 ; du 16 août au 4 septembre 1971 à l’Ashmolean Museum à Oxford ; du 24 mai au 4 juin 1971 au Kennedy Center de Beyrouth ; du 21 au 31 mars 1972 et du 23 janvier au 5 février 1973 à la galerie Modulart.

Khalifé et Elbacha à Paris à la fin des années 1950 apportent ce désir de contemporanéité qui est leur vraie jeunesse, c’est-à-dire au moins le besoin d’enlever ces couches d’errements et de régression que la classe précédente n’a pas osé entreprendre.

Il faut dire aussi que tout ce paysage libanais était complètement écrasé par la présence obsédante, encore en 1950, de tout un xixe siècle pictural, qui n’était même pas académique.

Plus que l’histoire de l’art, son historicité et son déroulement, c’est sa lecture qui est en impasse face à la difficulté de saisir les ressorts, les motivations, les biographies et les idées d’un parcours à la fois chaotique et cahotique.

Qu’espère-t-on ? Pouvoir, comme d’un poulet, ouvrir l’intérieur d’un peintre et tout en comprendre, entreprendre une dissection intellectuelle et mentale ?

Tous les peintres libanais semblent répéter à l’infini la même solution et le même problème invariants. Les seules variantes sont les données sociologiques, culturelles et familiales. C’est le même peintre qui peint et la même peinture redit les césures successives du nom. Le créateur mystérieux qui dit tout le mystère de la création et de la vérité est définitivement ailleurs et ne parle pas ce langage.

Khalifé a une manière de toucher la toile, comme l’abrupt succédané du désespoir qu’il porte en lui et dont son intelligence lui fait mesurer à chaque fois les limites.

Aussi les limites de son intelligence étaient celles-là même qui lui faisaient prendre conscience du fait de ne pas pouvoir mettre en place ou se donner les moyens de surseoir à l’impasse de la peinture qu’il pratiquait. Il vient de ce milieu clérical maronite dont l’innocence et le rapport de confiance à la peinture, en son cas à la peinture abstraite comme identifiée à soi, firent qu’il ne comprit que trop tard la dimension de la trahison, quand ses grandes toiles abstraites et colorées du début des années 1970 étaient venues confirmer son talent et sa maîtrise de la couleur.

L’art est un discours mais c’est d’un autre discours qu’il s’agit, et duquel ? Il faut passer un autre niveau de l’histoire des représentations et de l’imaginaire et oser quitter le cadre des lectures anecdotiques, mondaines et sociologiques, quitter surtout le cadre structurel du déterminisme qui ne fait plus apparaître l’histoire de la peinture libanaise que comme une leçon de sociologie appliquée. Une anthropologie culturelle comparative permet aussi de passer à la lecture des codes et de leurs décalages. La vraie question est de savoir si cela mérite tant d’efforts.

L’histoire des formes de l’imaginaire et des représentations porte sur deux extrêmes qui vont de l’individu, dont l’œuvre produite est suffisamment riche pour mériter qu’on y plonge, à la vague sociologie des formes où l’histoire de l’art n’est plus qu’une manière de sauver l’anecdote.

La peinture libanaise n’a pas encore quitté l’impressionnisme, c’est-à-dire une improbable jouissance du monde, d’un monde entre parenthèses de liberté de deux ou trois siècles.

Ce qui est intéressant à comprendre c’est cette lecture de l’impressionnisme, la manière dont il est perçu dans l’artisanat et l’apprentissage de la main.

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