
Gibran Khalil Gibran - La Terre-Mère, 1930

Gibran Khalil Gibran - La mère de l’artiste, sans date

Gibran Khalil Gibran - Autoportrait à la muse, 1911

Gibran Khalil Gibran - La Terre-Mère, 1930
Gibran Gibran Khalil
Bécharré (Liban), 6 décembre 1883 – New York, 10 avril 1931
Sa vie pose une question : comment vivre les exils, la multiplicité des villes des langues et des cultures ? Gibran Khalil Gibran se partagea entre trois villes : Beyrouth, Paris et New- York ; trois langues : l’arabe, le français et l’anglais ; trois cultures : la française l’anglaise et l’arabe ; enfin, deux modes d’expression : la littérature et la peinture. Peintre et écrivain, il n’a jamais définitivement choisi entre ses deux vocations, ni cessé de passer de l’une à l’autre. Les deux modes d’expression servaient de support à une recherche picturale, littéraire et spirituelle, langue et peinture semblant se situer comme en deçà de l’expression, entre Blake et Nietzsche, confondant style et langage utilitaire.
Gibran, maronite du Liban-Nord aborda ce qu’il en percevait avec l’exaltation intérieure qu’il apporta à la perception de l’Amérique où il émigra. Dans sa jeunesse, à Chinatown, où il habita de 1895 à 1898, Gibran fut pris en charge par Holland Day, qui le poussa à faire des maquettes et lui fit rencontrer quelques Bostoniens. Le Libanais de Chinatown allait se mettre en tête de faire la leçon à tout Boston, puis à toute l’Amérique. Il y réussira plus tard. En 1898, il retourna au Liban et s’inscrivit au Collège de la Sagesse, où il étudia l’arabe. Il eut pour condisciple Youssef Hoyeck, neveu du patriarche maronite et futur sculpteur, figure importante et complexe du monde culturel.
En 1908-1909, Gibran vécut à Paris. Les souvenirs de Hoyeck, qui s’y trouvait avec lui, montrent clairement l’influence qu’il exerçait alors sur son ami. Gibran faisait ses dessins, et l’on peut supposer que, pour une part, il poussa Hoyeck à devenir sculpteur afin qu’il réalise ses propres dessins. Voir dans la sculpture un simple artisanat fut sa manière de se venger de Rodin, qu’il ne rencontra qu’une seule fois sous le signe secret de Rilke, et qui fut pour lui, dans un rapport imaginaire, la figure du père artistique, à la fois adoré et abhorré.
L’expérience fondamentale, pour Gibran, fut toutefois l’Amérique. Au tournant du siècle, l’émigration libanaise se faisait vers l’Égypte, qui accueillait essentiellement des intellectuels et des commerçants, et vers l’Amérique pour le plus grand nombre. Gibran illustre parfaitement la façon dont les Libanais traitaient avec cette Amérique. Il en attendait une approbation totale, et finit par l’obtenir dans ce pays qu’il voulait conquérir et que seuls, désormais, les mots pouvaient vaincre.
Par le biais d’une institutrice américaine, Mary Haskell, il toucha, en effet, l’Américain moyen, friand de spirituel. Elle lui apprit à écrire l’anglais, et il fit son éducation dans un domaine où elle estimait que son élève lui était naturellement supérieur. C’est à partir de cette relation et par projection qu’il créa le personnage du Prophète, assemblage parfois hétéroclite de diverses influences. Il s’agissait, certes, d’un prophète pour agriculteurs du Middle West, mais tels devaient être les Américains pour qu’il pût lui-même devenir ce qu’il était. L’écrivain en pantoufles, tournant en rond dans sa chambre de New York, se fit thaumaturge, avec le sens de la mise en scène qui lui était nécessaire pour conjurer le désastre qu’il pressentait.
La figure névrotique et quelque peu paranoïaque de Gibran portait, toutefois, en elle l’échec de son projet et de son ambition, et donc, aussi, nécessairement, l’échec de l’artiste. Voulut-il prêcher, convertir l’Amérique entière à sa théosophie et à sa mystique, à sa religion de l’amour, lui qui n’ignorait pas, du fait de son origine orientale, que l’amour n’a pas de religion ? Ou était-il trop proche de la lecture protestante de la religion, qui ne saurait être amour avec tous les corps qui peuplent, à la fois, les rêves d’Eden et les cauchemars ? Il se comporta, en tout cas, en Oriental tourmenté, transformé en pasteur protestant par les errements de l’exil.
Le mystère de l’Orient et, aussi, une part de ressourcement, au-delà du pittoresque américain, l’habitaient dès ses débuts, quand tout se mélangeait en lui : Blake et Mme Blavatsky, la Bible et le Coran. Il fit la synthèse entre le Christ, Blake et Nietzsche, qui fouaillaient son énergie, et l’ambition de tout dire d’un seul coup, dans une forme prenant en charge, à la fois, ce qu’il avait appris de l’Occident, et l’héritage de tout l’Orient – ou du moins de ce qu’il crut en percevoir en sa qualité de descendant d’une vieille famille originaire d’Irak, pays de la manie des dieux les plus anciens.
Son mysticisme fut-il sérieux ? Dans l’image qu’on a de lui, du moins au Liban, il entre une large part de l’ambivalence qu’inspire le maronite qui a réussi. Après sa mort, elle a moins modifié les consciences que les motivations des actes qui semblaient les plus désintéressés. Si ce ne fut dans sa vie privée – elle consista à faire jouer le millenium pour l’Américaine qui le maternait, avec, au loin, la souffrance de May Zyadeh –, il réalisa, du moins dans sa légende et ses écrits, la synthèse des prophétismes d’Orient et créa, pour lui-même, une nouvelle religion : tout simplement la littérature. Car il réalisa le rêve de Blake, mais en pasteur protestant torturé par Nietzsche, pour qui, la grâce du corps étant le premier salut, le paradis résidait dans la douceur des mots, et la magie de la langue anglaise, apte à leur donner le pragmatisme opératoire qui les rend plus réels, plus proches, dans le désir et le goût de l’impossible.
D’emblée, l’écrivain Gibran avait possédé une incontestable présence. Dès ses premiers textes en arabe, il avait compris l’étroitesse de leur diffusion, et que la seule révolte ne pouvait que s’entretenir elle-même à l’infini. Il cessa d’écrire en arabe en 1918.
Le monde pictural de Gibran n’est qu’une illustration de son monde intérieur et poétique ; la poésie y est réalisation par le dessin. Mais dessin et peinture relèvent d’une activité au bout du compte secondaire à ses yeux. Les corps extérieurs ne vivent, dans ses dessins, que pour être aussitôt intégrés à ses fantasmes, dans l’ambition de l’exilé.
On devait comprendre bien plus tard que celle-ci dissimulait l’imminente conjuration du désastre, et que tous ces corps n’étaient morts que pour des dieux absents. Pour l’artiste – c’est-à-dire, pour l’homme en devenir – le tout est de savoir dans quelle mesure il peut tenir bon face à la somme de ses souffrances. Gibran a vécu tous les déchirements intérieurs sans trouver toujours de réponse, et c’est pourquoi, à ses lecteurs, il laisse un compte non soldé.
La question qu’il posa, au-delà du cheminement de l’individu, touchait au rapport entre les mondes et les cultures, et à la manière dont on peut s’y insérer pour fonctionner dans chacune d’elles.
En somme, pour l’essentiel, ce fut : comment affronter l’Occident, et, comment répondre à l’exil ? Dans son écriture, l’injection de toutes ses cultures se joignait à la nécessité absolue de s’en démarquer, de créer son propre langage et sa propre forme. Ce fut, pour lui, le plus difficile et le plus douloureux.
Gibran fit, en 1914, une exposition à la galerie Montross à New York puis une seconde, en 1917, dans la même ville, à la galerie Knoedler. Il fit aussi deux expositions à Boston. Le musée qui lui est consacré dans son village natal, au Liban, regroupe une partie de ses dessins et toiles.

Gibran Khalil Gibran, New York, sans date