
Seta Manoukian - Sans titre, sans date

Seta Manoukian - Sans titre, sans date

Seta Manoukian - Sur le trottoir, 1980

Seta Manoukian - Sans titre, sans date
Manoukian Seta
Beyrouth, 1945
Seta Manoukian fait des études rapides et brillantes, et marque un intérêt précoce pour la peinture. À dix-huit ans, elle gagne le premier prix au concours de fin d’année et une bourse d’études offerte par l’Institut culturel italien de Beyrouth, et s’inscrit à l’Académie des Beaux-Arts de Florence. Elle obtient en 1966, son diplôme de l’Académie des Beaux-Arts de Rome avec une thèse sur le cubisme.
Pour elle, l’Italie est l’occasion d’entrer en contact avec la peinture vivante – entendez la toile en tant que toile et non plus uniquement en tant que reproduction dans un livre. Elle va vivre ce qui apparaîtra plus tard comme une réaction contre l’esthétisme italien, contre cette beauté formelle, immatérielle tant elle est somptueuse, sur laquelle elle travaillera plus de cinq ans avant de faire d’autres choix et de voir son travail pictural s’engager dans d’autres directions. Elle passera encore une année à Rome, et participera à différentes expositions collectives. À la fin de 1967, elle retourna à Beyrouth et présenta sa première exposition à la galerie Alecco Saab.
Son travail d’exploration et de critique des données intellectuelles et culturelles libanaises est plus intense que son travail pictural. Elle prend conscience de façon presque douloureuse des décalages continuels de la peinture libanaise, toujours en retard au moins d’une génération et d’une mode européenne, quand ce n’est pas un plagiat déplacé. « Le problème n’est plus théorique, dit-elle. Les problèmes de décalage, le réel, le quotidien, la recherche de l’identité ; c’est chaque jour qu’on fait cela. » Au bout de cinq années de recherches et d’errances, l’exposition de 1972 au Centre culturel allemand, reflétait l’angoisse et le délire. Angoisse du vide et du blanc – il y entre certes, beaucoup de l’assimilation de l’expérience italienne – grande plasticité du travail, marges données à soi en explorant la toile, mais le résultat est on ne peut plus clair. C’est un vide douloureux et criant, dit avec une grande subtilité de moyens, en restant fidèle aux repères de la peinture figurative. Vide quand même, auquel il faut essayer de trouver une réponse, et une réponse qui permette autant de continuer à vivre que de continuer à peindre. Pour un peintre, il n’existe qu’une solution : s’ouvrir au réel, au monde extérieur.
En 1973, après un séjour à Londres et un engagement dans la peinture politique, les voies sont nettement tracées et les choses claires : il n’est possible à Seta Manoukian de trouver une solution qu’en quittant l’abstrait, qu’en essayant de se ressourcer là où l’on vit. Ayant compris qu’un peintre est aussi un créateur d’images, elle affronte le vrai problème que doit se poser tôt ou tard un peintre : créer un monde.
« Une ville, c’est quelque chose de tellement vivant et émouvant et, finalement, le réel n’y joue pas uniquement comme projection de soi. Chacun de nous se compose d’une même ville, d’une somme de visions intérieures et extérieures, d’émotions, de sensations et de souvenirs ; les rues, les gens, les entrées des immeubles, les murs, les appartements, les couleurs du jour et de la nuit. » Dès 1973, se dessinent les quatre thèmes autour desquels va s’axer son travail : la ville et les gens, l’autobiographie, la photographie et les rapports entre les gens. L’interaction de ces facteurs complexes – termes de la modernité – va tisser progressivement le travail pictural.
D’abord, la ville et les gens. La ville, c’est évidemment Beyrouth. Laissons la parole au peintre : « Ce que je voudrais, c’est peindre Beyrouth. Peindre ce que l’on connaît. Quand tu as des photos de Beyrouth – le répertoire de soi et les thèmes intérieurs et extérieurs – tu prends, tu choisis les photos qui te touchent et t’intéressent, qui sont proches de toi. Il y a aussi les souvenirs d’enfance. Finalement, c’est cela une ville : le passé et le présent réunis, tu vois déjà l’avenir. Évidemment, c’est simplifié en peinture comme vision, mais exact. » Cette problématique déplace celle – traditionnelle – du peintre, de sa relation avec sa toile et le milieu ambiant.
À quoi tient l’importance des peintres de la génération des années 1960 ? Sans doute au fait qu’ils avaient soumis à une critique violente et nécessaire le travail de la génération précédente. Pour la première fois, ils avaient créé une tradition picturale libanaise, et non uniquement le dialogue du peintre avec lui-même ou la tradition picturale européenne dont il relevait, par ses études en Europe et ses voyages. Ils commençaient leur travail en tenant compte de cette critique de leurs prédécesseurs. Il n’est plus possible de croire, dans le monde où nous vivons, à la génération spontanée de peintres talentueux : l’appétit, le désir de peindre, l’amour de la peinture et, même, beaucoup de savoir-faire ne sont plus des qualités suffisantes pour faire un peintre et lui permettre d’accomplir une œuvre. La culture et la critique sont devenues des éléments essentiels de la prise de conscience et de la présence au monde, sans lesquels tout artiste est menacé, non seulement d’un étouffant provincialisme, mais aussi de cette sclérose solitaire qui n’a rien à voir avec la solitude nécessaire à la poursuite de son travail.
En ce sens, l’œuvre de Seta Manoukian est exemplaire, et sa démarche intéressante. Elle porte plus que ces rudiments. Si la génération précédente s’était souciée essentiellement d’une identité picturale libanaise, ce n’était que pour faire face à la grande tradition du figuratif européen dont la puissance, le savoir-faire, l’éducation définitive de l’œil l’avaient complètement écrasée. Pour échapper à ce sort, la génération suivante ne pouvait que se confronter à ce qui vint ensuite, c’est-à-dire à l’abstrait européen auquel elle essayait d’injecter, dans la mesure du possible, sinon la couleur locale, du moins une certaine revendication d’authenticité.
Ces conclusions, les peintres de la génération de Seta Manoukian les ont rapidement tirées de leur pratique. En outre, ils ont compris qu’il fallait non pas du neuf pour le seul plaisir du neuf, mais une position qui fût plus attentive et radicale dans l’affrontement à la culture européenne, dans une tradition picturale libanaise qu’il n’était plus possible d’ignorer. Les éléments qui se dégagèrent de ces complexes et multiples interactions donnèrent naissance à une peinture libanaise aussi soucieuse d’authenticité que de modernité, c’est-à-dire posant les problèmes de manière nouvelle, avant tout au niveau de la toile et des techniques de travail, tout en ayant une conscience aiguë du poids culturel, désormais omniprésent, de toute entreprise picturale.
On ne saurait, depuis Delacroix, parler d’un rôle controversé de la photographie dans la peinture moderne. Son usage dans l’élaboration de la toile aide surtout à renouveler le regard de l’anatomie classique, tant il est évident qu’il est des positions de l’espace et des corps, des visages et des lieux, qui ne sont en rien liés à l’espace pictural classique. Mais le plus important tient au rapport au réel et au lieu. Car le lieu vide, en principe, de la peinture de Seta Manoukian, celui où se construit la toile, n’est pas un lieu de vide métaphysique. C’est un vide purement technique, qui fait que tout élément introduit acquiert aussitôt de l’importance. L’espace crée et met en valeur. Aussi, à partir d’un seul élément du réel placé dans ce lieu, il est possible de construire les formes et les images, mais aussi de les mettre en rapport entre elles, c’est-à-dire de créer le tableau.
Énoncées de cette froide manière intellectuelle, les choses paraissent une simple création de l’esprit, alors qu’il ne faut pas oublier la lente élaboration qu’implique chaque toile, non seulement au niveau de sa construction, mais aussi des rapports que les cléments entretiennent entre eux et avec le réel.
« Puiser les éléments dans la réalité de Beyrouth. Ne pas être régional, au sens étroit du terme. Ne pas être folklorique. Beaucoup de choses sont liées à la vision, au fonctionnement de l’œil devant la toile. » En effet, dans ce cas, le peintre risquerait de n’être plus qu’un metteur en images, si n’intervenait le jeu complexe de ce qui le touche et l’émeut. Certes, aucune photo manipulée ne serait indifférente, mais elle resterait uniquement une photographie, alors que nous sommes affrontés à de la peinture. C’est que les rapports entre les sens, que tout cela entend dire font la richesse de ce qui n’est plus un montage mais une œuvre picturale.
Le travail de Seta Manoukian souleva, dans les milieux artistiques libanais, un tollé général en raison de l’emploi de la photographie. Jusqu’au jour où l’on s’aperçut que le vrai problème n’était pas là. La revendication essentielle du peintre créant le réel a toujours impliqué qu’il le recopie, sinon fidèlement, du moins de manière compréhensible et visible. À partir du moment où se crée un réel plus complexe, avec les éléments d’un autre réel, qui est ici la photographie, on perd de vue le fait que l’on assiste à un décodage à partir d’un langage et d’un vocabulaire inhabituels. Mais renouveler une vision picturale n’implique-t-il pas justement d’oser utiliser différents langages dans la toile, afin de dire des choses qui vont au-delà de la simple appréciation artistique ? Il ne s’agit pas de restreindre le problème à la justification plastique ou à la création du tableau à partir de cette iconologie.
Sa peinture clôt certainement une période dont elle résume et relève à la fois toutes les interrogations – et celles qui l’ont précédée – celles-là même de toute peinture au Liban. Après les années 1980, il semble devenir de plus en plus difficile de prendre en charge la peinture au Liban comme histoire et culture, tant la déstructuration de la société a rendu malaisés la confrontation et le dialogue des différentes composantes culturelles et confessionnelles. Confrontation dont la seule lecture se restreint trop à la politique au sens étroit du terme, sans la somme des autres composantes confessionnelles et culturelles que ce politique englobe.
Manoukian est entrée en partie dans sa propre vérité par le désir de prendre en charge le réel – et aussi de sortir de ses contradictions multiples, à partir du moment où elle opéra une sorte de rupture communautaire par une ouverture vers les autres communautés. Elle a été la première à saisir l’importance et l’intérêt de cette sociologie des formes comme outil d’analyse et instrument pictural, le quotidien des communautés et des confessions qui y semblaient les plus réfractaires, les milieux populaires sunnites et chiites, la vie mêlée du centre-ville, et cette angoisse sourde au début de la guerre en 1975 qui donnait, à l’évidence, le sentiment que tout allait disparaître. Quelques membres de l’équipe qu’elle avait tenté de constituer pour un travail et une réflexion collective n’avaient compris ces formes d’expression populaire que comme une donnée liée à l’image. Elle alla plus loin que la sensibilité impressionniste du pittoresque ou de la seule sensualité des formes et des couleurs, jusqu’au moment où elle dut quitter Beyrouth, comme une espèce d’expulsion définitive, au-delà même de l’exil : une manière, à la fois, d’être mise à la porte, menacée de mort et détruite dans l’extrême complexité du réseau mental personnel et affectif lié à son travail.
La question intéressante est bien de savoir pourquoi elle a coupé court à la fiction qu’elle avait mise en place dans cette série de toiles où le montage fictionnel regroupe les questions sur l’histoire libanaise et sa propre histoire familiale.
L’impasse pour Manoukian c’est le choc politique entre la mythologie urbaine beyrouthine et la création d’une fiction autobiographique identitaire, sociale et arménienne.
La difficulté viendrait de l’intégration de l’une à l’autre. En ce cas précis ce serait de désintégration du tissu social et historique qu’il s’agirait.

Seta Manoukian

Seta Manoukian

Seta Manoukian, Galerie Rencontre, 1979

Seta Manoukian