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Rawass Mohamad

Beyrouth, 1951

Mohamad Rawass, fit ses études à l’Institut des Beaux-Arts de l’Université libanaise (1971-1975). Années très importantes par le contact avec les artistes et leur compagnonnage, car tout peintre explore sa sensibilité dans le travail des autres, l’académisme et la copie.

Son intérêt se porta d’abord sur les arts graphiques et, plus précisément, la gravure. II utilisait une presse installée dans l’ancienne prison du Sérail – était-ce, en partie du moins, pour conjurer le vertige de la liberté picturale ? Il assistait au flottement de la recherche qui se faisait autour de lui et qui, pour une grande part, ne menait à rien, sinon à une originalité à tout prix, mais dans une optique si individuelle et si fermée que l’errement au bout du travail est inévitable. En outre, le désert culturel ambiant ne permettait guère de prendre la mesure de soi et des autres, ou de ce qui se faisait ailleurs.

Au début de son travail graphique, Rawass posa clairement sa revendication de la fabrication de l’image. Dès sa dernière année aux Beaux-Arts, il visa à la construction-déconstruction de l’image, à assimiler son vocabulaire et apprendre à l’analyser, et à se tourner vers ce qui permet d’en prendre conscience. L’époque était parcourue par les courants qui venaient du Pop Art anglais et américain, de Hockney et de Kitaj, des arts graphiques, de la publicité, de la photographie des années 1930.

II y a là un esprit de recherche, un travail poussé hors des limites traditionnelles. Et le désir d’un regard neuf, d’une interrogation sur le réel, si ce n’est toujours avec de nouveaux moyens, du moins avec une pratique nouvelle du matériel.

L’attention aux mécanismes de l’image publicitaire a son importance pour Rawass : le fait de ne pas refuser l’image courante, de comprendre qu’elle n’a rien de trivial, dès lors que l’expression fonctionne pour faire arriver ce qu’on veut dire. La méthodologie de la publicité – sémiologie, analyse et fonctionnement de l’image – lui permet de résoudre les inévitables tensions et contradictions entre le figuratif et l’abstrait, ainsi que toute la série de problèmes liés au perpétuel décalage de la peinture libanaise par rapport à ce qui se passait ailleurs dans le monde et, surtout, au réel du pays et à la pratique du peintre. Désormais, il utilise l’image comme un élément du tableau et non plus comme son but. Il s’agit de la construire – quitte à retomber dans les mécanismes de reproduction traditionnelle ou d’en trouver les variations – et de construire aussi le tableau. Car tableau et image ne sont plus confondus.

Rawass reçut, avec son diplôme, une bourse de spécialisation à l’étranger, dont le déclenchement de la guerre du Liban l’empêcha de bénéficier aussitôt. Il se rendit au Maroc pour y enseigner et continua de travailler intensément sur les problèmes qui l’intéressaient. 

« Que voulez-vous que l’on peigne ? Il est évident qu’on ne peut peindre que ce qui vous touche le plus chaque matin, les images, le reflet du monde, les images du quotidien, la réalité. Tout cela contribue à former lentement les éléments qui vont entrer dans la toile. »

Chez lui, l’image photographique n’est plus extérieure au tableau mais peut très bien en faire partie : entre l’exercice d’une peinture abstraite qui tournerait à vide, faute de pouvoir inclure les éléments de la réalité qui l’intéresseraient, et la reconstitution minutieuse et académique de cette réalité, il y avait toutes les variations imaginables : traitement sériel de la surface, traitement du figuratif, travail sur le support de l’image. 

Ce qui construisait l’image, l’incluait dans le tableau, relevait bien peu de l’héritage de Cézanne, et davantage de la technique des papiers collés et de Schwitters. Il s’agissait de rassembler des éléments disparates dans une nouvelle construction permettant d’unifier tous ces apports et de les synthétiser.

Rawass participe d’un langage en élision, où le fait graphique construit la toile au moment de sa réalisation matérielle : frottage, grattage, report, collage. Il y a passage d’une technique à une autre par ce qui est moins un changement de la signification qu’une variation de la construction de l’image. L’image produite par le peintre ne relève pas d’un artisanat supérieur auquel viendrait se surajouter la culture, dans toutes les variations de sens qu’implique l’idée d’un art oriental cherchant son expression dans le cadre de la modernité européenne.

Cette vision d’un référent supérieur, ne jouait absolument pas pour lui, non seulement à cause de l’approche anglo-saxonne à laquelle il revenait toujours et dont il se nourrissait, mais aussi du fait de l’arrière-plan culturel de la fabrication artisanale, où l’art ne passe que comme une habileté maîtrisée. Ici, l’esthétique et l’instrumentation mentale ne jouent pas. Il n’y avait, à ses yeux, que la fraîcheur de l’image, et l’ingéniosité, parfois quelque peu forcée, mise à la construire.

En 1979, Rawass s’inscrivit à la Slade school de Londres où il resta jusqu’en 1981. Il continua à creuser ces problèmes, à travailler la photogravure. Il lui semblait avoir fait là un choix important, mais aussi, avoir découvert la voie qui lui permettrait de rassembler les éléments épars suivant leur décodage formel et linguistique, catalysé par le traitement du Pop Art des années 1960, avec une thématique toute différente, sans le débridé d’une culture trop longtemps dispersée. L’ambition était plus vaste : celle de fonder un fait pictural, langage et monde à la fois. Comment constituer ces éléments en langage et en maintenir la cohérence ?

La surface de la plaque n’impliquait pas nécessairement la cohérence formelle si le collage ne venait plus désormais que d’une inexpressivité technique, d’un accroc. Aussi allait-il progressivement céder la place à la composition.

Nous sommes loin, ici, de l’attrait de l’abstrait comme revendication de la liberté. Il avait découvert que la liberté de la tache picturale et du pinceau apparaissait comme insuffisante et, à proprement parler, un leurre dans la réintroduction de l’image par l’académisme ou par le Pop Art où elle n’avait jamais disparu. Le seul moment de l’abstrait étant celui d’une peinture de concept – ce qu’il ne faut pas entendre comme une peinture conceptuelle.

L’illusion de profondeur du traitement technique, son angoisse, son hystérie contrebalançaient chez Rawass non le vide de l’image, mais le moment flottant de son esthétisme. Par le désir de maîtriser et de remplir l’espace de ce qu’on a à dire non dans l’intention mais dans l’expression, l’image s’intégrait  dans un sens pictural et psychanalytique (image originelle, obsession), comme élément puisé dans ce réservoir d’images qu’est le monde, par la presse, la photographie et la publicité.

Dans la disparition des frontières du figuratif et de l’abstrait et toute la série des catégorisations, la peinture n’a plus à créer l’image, mais doit la traiter comme les autres problèmes qu’elle affronte en même temps : construction, espace, relation graphique, expression, collage, brouillage – autant de termes abstraits ou relevant d’une position critique dans l’histoire de la peinture. Au début de la guerre du Liban, en 1975-1976, la minutie du travail aida Rawass à fuir le vertige, à le conjurer, à le faire passer dans autre chose. Elle fut un dérivatif à l’angoisse, une dérive méticuleuse contrôlée par les balises du tableau.

Farroukh, Onsi, Elbacha et Rawass s’approchèrent de la même manière de la lecture sunnite de l’image. Farroukh lisait des chromos turcs, une imagerie locale où la photographie ne jouait pas encore, sinon comme une concurrence directe. La référence était alors l’ottomanisation du style de décoration et de vie à Beyrouth à la fin du xixe siècle. L’image provenait de cette filiation. Farroukh offrit son portrait à Jamal Pacha au cours d’un dîner à l’hôtel Gassman, et celui-ci lui fit obtenir une bourse d’études pour Istanbul. Il s’inscrivait, comme avant lui Tamim et Dimachkyé, dans la tradition des officiers de marine de la Porte à qui l’on apprenait le dessin à l’École navale.

Ce furent les sujets chrétiens de la wilayet, tels Srour et Corm, qui posèrent le problème de la représentation, tout comme la tradition de la photographie fut le fait des Arméniens de l’Empire, à Jérusalem et Beyrouth, et même des photographes arméniens installés à Istanbul, dont une partie avait fait son apprentissage en Allemagne et l’autre, dans le réseau religieux arménien.

La ressemblance s’est-elle imposée seulement comme l’écho technique de la photographie ? On était loin, en tout cas, de l’interrogation sur l’image, sa validité, sa justification théologique. Il est frappant de constater que, pour dépasser le simple problème d’une historiographie de l’artisanat de la reproduction, on avait perdu le rapport métaphysique et téléologique à l’image. Or, comme l’a bien compris Giacometti, le problème fondamental était théologique, le peintre rivalisant réellement avec le Créateur.

Chez Rawass, la fonction spirituelle était minime, et il voulut se situer dans le spirituel de l’art. Il fit ce qu’il aimait, et tomba de façon d’autant plus reposante dans la dualité qui permet de jouer sur tous les décalages possibles : l’écriture dans la peinture ou la peinture servant l’écriture. Mais il resta en deçà de la lecture du public. Son monde intérieur était en morceaux, car le discours social qui le liait ne cessait de le nier.

Pour le reste, fallait-il faire le détour, un montage de l’image, solliciter un montage de l’émotion, à la façon d’une pâte qui prend et monte, comme liant du tableau dont, au fur et à mesure, on se délie ? 

Chez lui, la glaciation de l’émotion et de l’affect n’est pas nécessairement quelque chose de voulu, mais plutôt l’effet de la mise à distance de l’image. Il reconnaît et sent le problème comme étant hors de lui. Il se veut extérieur à la peinture libanaise par la différence et la radicalité de ce qu’il veut être comme individu. Pourtant, l’image reste muette. Il peint pour ne pas parler.

Sa peinture est un moyen de parvenir à des images par les multiples tentatives et variations de les mettre en place et de les installer en société. C’est un Rake’s Progress mondain et social de la peinture.

Plus aléatoires que les apparences ou le signifiant, ses images n’ont d’égal aléatoire que l’esthétique qu’elles mettent en représentation et qui est pour le peintre une explicitation du monde.

Ce serait à croire que le monde bat un jeu de cartes, mais il faut que ce jeu dise au moins, une seule fois, quelque chose de clair et non d’attendu dans cette confusion où la peinture doit être plus qu’un liant décoratif.

Le problème du fragment est fondamental chez Rawass. Le monde qu’il peint est un monde de fragments, qu’il essaie en vain de lier. C’est le lien qui manque. L’autre problème étant celui de l’abandon des fragments, puisqu’ils n’arrivent à reconstituer ni les sentiments, ni les émotions, ni les lieux, ni les corps. Toute sa peinture comme un long souvenir au ralenti et qui n’arrête pas. Les corps immobiles se relient à des fragments d’objets, d’espaces, des détails, à une typologie et une architecture. Posés là, sans repères, ils n’arrivent pas à intégrer un espace de représentation mais la seule double dimension de la page.

C’est une typologie littérale et marginale, face aux images d’un monde qu’elle décale sans pouvoir toucher le voyeur, même par le titillement des figures de sensualité ou de virtuosité technique.

La virtuosité technique n’arrive pas à délier l’image, ni à l’unifier. La référence fondamentale n’est pas le collage, tel que le connaît l’histoire de la peinture, mais littéralement la présence angoissée du fragment sans signification, l’archéologie d’un monde auquel il n’est pas de référent.

Il y a aussi l’incompréhension de toute la figure à venir, un blocage qui n’incite pas le monde à se reformer mais à s’éparpiller sans qu’une seule image n’ait repris sens ou unité. Un autisme de l’image dont la forclusion a fermé toutes les portes et issues. Cet univers pictural que ne réunit pas l’esthétique et qu’elle n’unifie pas non plus reste au bord des lèvres, des mots à dire, de l’image révélatrice.

C’est un monde sans révélation, dont la confusion n’apparaît que plus criante encore par la désertion du sens. Il apparaît aussi comme l’illustration de cette confusion. Un pas-de-deux ou le trouble de la tristesse du joueur assis devant sa table face à un jeu dont il ne se demande plus quel est-il, et dont il a oublié, ou jamais su les règles de départ.

Cet usage du fragment, celui des images du monde, des détails et des techniques picturales, arrive finalement à un constat très clair, le démontage n’a pas reformé une unité ou une explication.

Tous les êtres humains, dans toutes les sociétés essaient d’établir la nécessité du hasard qui les a fondés.

Onsi caresse sans fin l’objet, les objets de tant de douceur mais ne force jamais le ton et laisse aux nuances le soin d’accroire ou d’affirmer une véhémence présupposée, même si elle n’est pas son fait. Farroukh force la ressemblance parce que la ressemblance lui est un piège, plus maladroit encore face à la représentation. Pris d’effroi et de peur, il reste coi devant toute avancée de la toile.

Rawass se relâche et relâche toute l’intimité de son rapport avec la peinture et les images du monde. L’on veut bien croire que pour lui l’image est avant tout élaboration mentale, mais celle-ci est dans un rapport tellement personnel que le minimum de séparation sociale lui interdit d’en livrer la clé.

Absence d’émotion et bien plus encore, absence de poésie, ne serait-ce que par quelque défaite acceptée d’avance.

L’on sait que la nature des images est érotique. Ce rapport si intime est rendu public sans assumer la manière de se découvrir et sans esprit critique vis-à-vis du monde de l’image. L’objet et le sujet de sa peinture se confondent dans un rapport à l’image. J’avais pensé que le problème principal était son artisanat, le désir de passer d’une lecture sociale de l’artisanat à l’image du peintre et du créateur, quand n’y rentre, de fait, que le rapport adolescent à la sexualité.

La limite du sujet de la peinture se place en dehors de la peinture, tout comme le rapport de l’image est celui de la manipulation du désir et du pseudo-désir où l’image du corps entretient l’illusion du rapport.

Le sujet de sa peinture, c’est aussi celui de l’illusion de ce rapport. Elle le porte sans réflexion et c’est littéralement ce qu’il y a derrière la glace : la différence de statut et de classe sociale dans le rapport à la toile. La caresse graphique et colorée de ces corps, bute face au rêve détourné d’une Amérique qui croit retrouver une logique de goût c’est-à-dire de bon goût.

La socialisation de l’œuvre d’art reste aussi le seul moyen d’intégrer le statut social de l’artiste. La part de factice est portée avant tout par la caricature sociale. Il est lui-même le porte-voix des trois facteurs conjugués de l’entendement de la société libanaise qu’il voudrait intégrer, de la peinture qu’il fait et de la manière dont cette société devrait accueillir sa peinture. Si la peinture est un refuge, rien de réel ne répond au réel.

Le réel est enveloppé dans un linge humide, les os gèlent. La défaite même est derrière soi et apparaît comme le trophée le plus évident.

Ici, la défaite n’est pas le contraire de la victoire, mais la certitude définitive d’un lieu défait, où les liens entre l’immeuble, l’appartement, les meubles et les murs, la vie quotidienne et son décor, tout cela n’existe plus. La volonté que cela tienne debout n’y est même plus.

La cigarette qui se consume dans le cendrier semble se faire ailleurs, dans une autre atmosphère. Les cartes engluées n’arrivent pas à se dépêtrer pour être de nouveau battues. Que se passe-t-il ? Il ne se passe justement rien. Et c’est ce rien qui donne le vertige. Une vie appauvrie, inhabitée, artificieuse et forcée, entre le décor et l’illusion du décor, l’ombre fantomatique et cette manière de ne même pas rentrer dans le décor, de l’habiter. C’est bien pire parce que le sentiment aussi est sorti complètement du décor et du champ. Le ronronnement de l’étrange est si flagrant qu’il n’arrive même pas à instaurer une routine.

Rawass est pris au piège qui devient la règle majeure du jeu chez lui mais il ne sait pas ce qu’il doit piéger. Il est avant tout la victime de l’ensemble des codes, de transmission et de pratique, qui régissent l’apprentissage et l’expression.

C’est surtout cet enfermement dans le code qui a lentement étouffé toute image possible. Tout l’art de Rawass ne relève que de cette forclusion glacée. Pseudo-émotion et mise en scène, exécution et parodie arrivent à tout geler au bord de l’image sur la scène visuelle et rien n’arrive à les dégeler.

Il y a ensuite l’idée des multiples et d’imprimerie, comme celle d’une habileté oiseuse : la séduction mise au service de la reproduction mécanique. L’écrivant, je m’aperçois d’un seul coup, que c’est justement l’impasse de cette métaphore qui bloque.

Fragment glacé de papier glacé, c’est surtout cette sélection collagiste qui apparaît la moins maîtrisée, par le pullulement sans raison ou lien. On sent qu’il y a ici le contraire d’un individu, par les formes qu’il est impossible d’identifier avec du désir ou de l’émotion.

Même ses nus découpés dans des revues de charme anglaises ou américaines, ou dans des ouvrages d’histoire de la peinture orientaliste, ne rendent que le son mat de leurs qualités ou défauts d’imprimerie.

C’est là où le bât blesse, car que peut être une peinture sans désir ?

Tout à la prévarication, car une peinture sans désir est celle-là même où le désir de peinture est absent. Les formes réduites à leur exécution finissent par se venger et exécutent par elles-mêmes le peintre. Il ne faut pas oublier aussi que l’impasse de l’illustration sans accès à l’imagerie ou à l’image, c’est-à-dire à la composition mentale tombe toute seule dans la poubelle de la vision et de la mémoire.

L’idée de fabrication a développé par ailleurs un monde mental de l’ingénuité et de l’astuce qui apparaît comme le seul horizon du possible et du réel confondus. Cette ingénuité de l’ingénuité apparaît comme la justification du factice du monde imaginaire qui prend d’autant plus de poids qu’il est si lentement construit et intégré à la vie quotidienne.

Le quotidien finit par aller aussi au côté tâcheron et besogneux plus qu’au mental et à la construction imaginaire. 

C’est l’enseignement du dessin dans de petites écoles, manière de croire structurer le sérieux administratif et de justifier le regard politique.

C’est une archéologie glacée où le désir subverti ne fonctionne plus que par mimétisme et ne charrie plus que des fragments de socialisation où quelques signes clignotent en vain sans que l’on ne sache trop pourquoi.

Finalement à qui s’adresse-t-il ? Essayer de pousser le plus loin la lecture possible. Il s’adresse à une société d’amateurs de musique et de pêcheurs à la ligne. C’est censé être sympathique, or, ça l’est de moins en moins par l’écho de cette société.

La bande des pêcheurs à la ligne, le club des pêcheurs et du tarab raté. Les guitares de l’aveu ne joueront que devant un mur inutile. Il y a aussi cette inauthenticité fondamentale. Le résumé en est simple, on n’est pas peintre, on joue à l’être.

Il joue à l’être par le seul entendement illustratif de la représentation, le même bricolage visuel du collage vu comme l’addition suggestive de l’allusif. Tout cela ne serait pas gênant s’il n’y pesait de manière aussi lourde un réel qui ne fait plus part de son insatisfaction à tout le reste. Il y aurait un infantilisme à la Peter Blake qui régresse quand Peter Blake ne livre pas toutes ses clés et que le rapport à l’image ne montre plus que l’inachèvement des termes.

C’est une autobiographie visuelle, vidée de tout élément autobiographique, trop artificiellement mise en place, et souvent le visuel ne voit l’élégance que dans la facilité de la séduction sans distance. Le jeu et l’humour ne sont pas ici le contrepoint forcé du sérieux qui essaie d’articuler un entendement premier pour la simple raison qu’il n’y a pas de communauté et de partage.

Rawass fait une peinture pour lui-même, tout caché dans son propre coin.

Tout art, quoiqu’on puisse en dire, est certainement une réflexion sur soi-même, mais ce qu’il développe, ou essaie de montrer, doit mener à une réflexion dont la part minimale ouvre sur le monde, ou au moins sur la peinture.

Il ne s’agit pas de fausser au départ un résultat final pour nous faire croire qu’il relève d’autre chose que du bricolage qui nous impose le partage des résultats quand tout bricolage réel nous permet de le reconstituer.

La peinture comme levier, mais aussi l’idée de peinture d’art, c’est-à-dire d’artiste, est trop tenue en idée de suspicion parce que la société libanaise et le milieu de Rawass n’envisagent ni dandysme ni esthétique, c’est-à-dire quelque chose qui sorte de l’utilitaire, mais un artisanat solide, le décor, l’illustration, la gravure, l’imprimerie. Le travail de la matière pour justifier le travail est aussi une manière sexuelle de rivaliser avec les figures.

La peinture est une auberge espagnole où l’on peint toujours avec ce que l’on amène avec soi.

Ce que Rawass amène dans son auberge espagnole, ce sont les techniques de la gravure, vues comme un moyen de remonter et rassembler l’image.

Il avait passé deux années d’enseignement au Maroc et une année à Damas, peignant des décors pour la télévision syrienne, mais sa seule expérience du réel tenait uniquement aux codes familiaux et sociaux.

Avec lui ce n’est pas la sociologie du chef-d’œuvre inattendu mais celle de l’attendu.

Ou comment l’on confond l’élaboration mentale et l’artisanat. C’est cela même qui pose l’hiatus le plus profond. Dissocier l’artisanat de l’élaboration mentale implique de travailler sur les images et leur reconstitution de manière plus distanciée et raffinée.

Rawass pourrait être frais et maniéré, interprétatif et inutile dans cette dimension paranoïaque de l’entendement pictural, quand il ne va lourdement qu’à serrer au plus près la rampe pour descendre l’escalier.

Le graphisme, la main du dessin (qui peut parfois même être la main du destin) se nourrissent de sensibilité culturelle et de densité linéaire. Il les remplace par une exécution refroidie qui arrive à se réchauffer à peine à une théorisation mentale faite de bric et de broc rassemblés.

Le rapport au corps est faussé par le déni social du corps local et arabe au profit d’une image lisse et sirupeuse qui ne semble justement accessible que par l’image réalisée.

Il ne semble fabriquer ces blondes ou brunes à l’état naturel que pour mieux les reluquer. Blondes découpées des revues de charme, ou modèles de peintres orientalistes, ce qu’elles apportent avant tout c’est ce désir en berne, fausses bédouines, fausses séductrices, fausses nageuses en maillot de bain aux bords de piscines en contre-plaqué.

Rawass serait l’image caricaturale d’un artiste influencé par la France, si l’école de Paris ne rassemblait toutes les nationalités. Rawass doit donc se déguiser en artiste anglais, après un long passage par l’Université libanaise, c’est-à-dire Charaf, Wehbé, Khalifé, Guiragossian, Rayess et Najm.

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