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Rayess Aref

Aley (Liban), 28 octobre 1928 – Beyrouth, 27 janvier 2005

Faute d’une histoire de la culture au Liban ou, du moins, d’une approche historique de la peinture libanaise, faut-il tenter d’en faire une lecture socioconfessionnelle ? Ce ne serait certes pas dans l’intention de diminuer la valeur des peintres ; encore moins de se démarquer d’une approche universaliste de la culture. Pas davantage pour se rapprocher, par un mécanisme réducteur, de la lecture que font de leurs peintres une bonne part des Libanais eux-mêmes. Car ceux-ci se placent d’emblée dans le réseau complexe des dix-sept communautés, des institutions culturelles de chacune d’entre elles et de celles qui, dans le cadre de l’État, leur sont communes, à l’ombre des figures institutionnelles partagées depuis l’indépendance.

Mais un peintre est-il toujours, et d’emblée, l’émanation de son milieu, de sa communauté et de sa confession ? Ce serait là une curieuse approche, pour le moins ironique au sens premier d’eironeia, qui est interrogation. Certes, dès le milieu du xixe siècle s’était tissé au Liban un réseau communautaire et socioconfessionnel dont la trame sous-tend toujours l’activité culturelle du pays. Il faut se risquer aussi à une lecture à ce niveau, pour la simple raison que le pays, n’a pu fonder sa propre perception culturelle que sur des données incomplètes.

Il est remarquable que cette image de soi que pouvait s’offrir chaque communauté ait été, pour une part, ouverte au jugement de tous. Une progressive assimilation n’a joué qu’à la mesure des avancées d’une société civile essentiellement urbaine, et plus précisément beyrouthine. Beyrouth était vue comme le lieu de rencontre des différentes communautés et leur capitale.

Toutefois, il semblait qu’il n’existât aucun moyen de sortir d’une situation cernée par l’interdit pesant sur l’image en islam et l’existence d’une imagerie religieuse chrétienne, sinon par les portraits de la célébration bourgeoise, exécutés dans le cadre de la commande directe au peintre. Ce système excluait les expositions et le besoin de montrer son travail. Il n’était pas question d’offrir une image de soi à la compréhension des autres ou, du moins, à leur lecture. Reste qu’il y a un déterminisme trop restrictif dans l’étroitesse de cette approche communautaire, une simplification due à l’absence de données et de recherches sur les différents éléments qui composent un paysage culturel foisonnant et complexe. On ne saurait faire jouer une critique d’art faussée, dès le départ, par l’absence totale de repères sur ce terrain.

Son père, après des études d’ingénieur, s’était installé dans ce qui était alors l’Afrique occidentale française (AOF), et exploitait à Dakar comptoirs et plantations.

Aref Rayess fit ses études au collège national d’Aley. Le collège était dirigé à l’époque par Maroun Abboud, écrivain et publiciste libanais, figure voltairienne portée à l’ironie sarcastique, maronite de la montagne qui ne prêchait pas la coexistence mais la vivait. Ce maître, d’une culture et d’une ouverture d’esprit exceptionnelle, marquera le peintre de son influence et de son « goût décapant de la vérité », mais aussi de la part de provincialisme qui l’avait fait s’inscrire, à 16 ans, chez les Pères lazaristes d’Antoura pour y acquérir ce que Rayess appelle « sa formation jésuite ».

Dans la forme même de la curiosité intellectuelle d’Aref Rayess, on trouve cette manière de se considérer comme personnellement impliqué qui tient moins à une naïveté propre qu’au rapport à l’univers, à l’expression de son mysticisme, à son habitude de l’incarnation et de la réalité absolue des idées et de la nécessité de se préserver. Tant de méfiance donne aussi le goût de débusquer les idées des autres, comme leur bien le plus précieux, puisqu’elles sont aussi les vôtres. C’est là moins le fait d’une curiosité déplacée que d’un contact naturel et civil avec l’autre.

Quand Rayess parlait d’Hiroshima comme d’un « cataclysme intérieur », ce n’était pas chez lui une image ou une figure de style, mais la réalité de la perception. Pour lui, la perception sensible et les données immédiates de la conscience et du réel gravitent autour du noyau central de l’initié, point de passage et de transmission. S’y ajoute un fond d’interrogation, le tout étant strictement maintenu par un cadre doctrinal, mais soumis à la nécessité de comprendre.

Ainsi, pour Rayess, toutes les questions du monde sont naturellement siennes de par cette nécessité, d’ordre à la fois religieux et moral. Car sa religion, c’est cela : unifier la vision de l’homme et de l’univers. Rayess offre un exemple frappant de la plasticité d’une pensée dont le mysticisme repose sur l’expérience d’une vision. Rares furent, à l’époque, ceux qui comprirent qu’il cherchait, tout simplement, à la dessiner.

En 1946 il alla voir à Beyrouth le peintre Georges Cyr, son carton à dessins sous le bras. Dès cette époque, il s’employait à dessiner les formes de son interrogation, moins par une quête métaphysique sauvage que dans le souci du rendu, des formes physiques et sensibles. Ainsi, voyant un gouffre intérieur, il dessinait un gouffre à l’intérieur du noir de la feuille, un cauchemar, il dessinait le cauchemar. Manière directe d’aller au plus complexe et de le rendre tel qu’il le voyait.

Lecteur intensif de la philosophie européenne à l’époque de son passage chez les Lazaristes, il en avait retenu tout ce qui lui semblait lié à ses préoccupations, et tenté d’y saisir tout ce qui lui apparaissait comme les réponses, clairement articulées et formulées, à ses interrogations.

Autour de sa vingtième année, il entra en correspondance avec Mikhael Nouaymeh, écrivain libanais dont le mysticisme, le désir d’union de l’homme et du monde, étaient très proches de la doctrine des Druzes.

De toute façon, il n’aurait pas pu s’en tenir aux réponses que lui offrait son propre fond religieux, la transmission et l’explication de la doctrine étant, dans sa communauté, réservées sur certains points aux initiés dont il n’était pas.

C’est à cette époque que, pour lui, le dessin devint l’outil le plus apte à rendre, au niveau formel, ce qu’il voulait dire, alors que l’écriture impliquait une interrogation plus abstraite et un vocabulaire auquel il n’avait pas accès. On retrouve là l’aptitude atavique à s’intéresser à tout, à se donner à cet intérêt sans aucune distance. Elle était accompagnée chez lui d’indéniables dons plastiques, qu’il ne devait canaliser que beaucoup plus tard en choisissant la peinture comme moyen d’expression structuré.

Jusqu’à la trentaine, le mime, en tant qu’expression plastique du corps, et le théâtre, l’intéressèrent autant, ce qui s’inscrivait dans le cadre de l’inquiétude littérale de sa place dans le monde. Il recherchait l’unification des visions intérieures par leur expression, la symbiose de l’homme et de l’univers. Cette recherche devint chez lui expression plastique et releva, désormais, du besoin intérieur et de son apaisement.

Dès le début, il adopta une attitude dont il ne se départit plus quand il eut compris que nulle vérité ne peut être clôture et repos et que l’on doit garder son inquiétude ouverte comme une manière même de vivre.

Entre 1950 et 1957, Rayess vécut à Paris, qui était pour lui le lieu de la connaissance et de l’apprentissage. Le plus frappant est que la ville le plongea dans un tel état de tremblement intérieur qu’il ne parvint pas à y peindre. Cette charge émotive tenait moins au passage du village d’Aley au boulevard Saint-Germain qu’à une attitude mentale : le désir d’accumuler le plus grand nombre de connaissances possibles. Il était alors une sorte d’étudiant acharné, plus anxieux de l’idée du tableau que du tableau même.

Paris, d’un seul coup, le plaça devant toute la peinture et la culture du monde, alors que jusque-là, la peinture n’avait été pour lui qu’une affaire personnelle. Il assimila la peinture moderne de façon chaotique, sans prendre conscience des différences, ne voyant Braque que comme s’il n’avait peint qu’à son intention, et l’abordant de façon frontale et sans la moindre distance. Tout se passait comme s’il faisait grief à la peinture de ne pas être tout, comme s’il reprochait au monde de n’être pas seulement une peinture et à la peinture de ne pas suffire à la traduction, dans toute son ampleur, de la vision intérieure et à l’apaisement de l’angoisse. Or il n’est que trop vrai qu’on y trouve seulement ce qu’on y met : un tableau n’est pas une idée mais un objet.

Dans le choc des cultures – acculturation prudemment nommée –, les repères du jeune Druze d’Aley tombèrent les uns après les autres. Il usa de toute son intelligence pour comprendre le Paris des années 1950, comme l’incarnation même de son essentialisme, et il apporta une grande obstination à ne pas en démordre.

Le Sénégal, où il retourna vivre quand Paris l’eut trop secoué, représenta bien plus que l’envers du décor parisien : un moyen terme et une source d’apaisement et de réconciliation avec soi comme les gouaches qu’il peignait au bord de la Casamance. Il prit plaisir à flâner le long du fleuve et ponctuer ses haltes en prenant une chambre pour la nuit dans les petits hôtels pour voyageurs de commerce. Pour lui, le Sénégal était la prise en charge picturale d’un réel possible, qui ne fût plus vécu comme crise et refus.

En 1958, Aref Rayess rentra au Liban. Son exposition, cette même année, au Centre culturel italien de Beyrouth, remporta un énorme succès. Elle faisait entendre, avec des peintures d’Afrique d’une élégance faite de l’abandon de l’élégance, une voix singulière dans une peinture libanaise des années 1950 figée dans la répétition d’un naturalisme du paysage à la limite du folklore. Entre 1959 et 1963, le peintre passa une année à Florence, où il avait obtenu une bourse du gouvernement italien, et trois ans à Rome comme étudiant aux Beaux-Arts. Il était si soucieux de technique qu’il passa à l’abstraction quand il comprit qu’elle fait aussi partie des nécessités du tableau.

En 1964-1965, au cours d’un séjour d’un an et demi aux États-Unis, sur invitation du gouvernement américain, il quitta le solipsisme pictural et son évolution le fit entrer dans une peinture libanaise en cours d’élaboration. Installé, à partir de 1966 dans son atelier d’Aley, il fit la synthèse de ses apprentissages et de la maturité qu’il avait acquise.

Après la défaite de 1967, la politique arabe fut pour lui l’occasion d’une remise en question, due à une secousse qui n’était pas seulement militaire, mais de celles par lesquelles le réel, toujours présent, revient à la surface, non plus comme l’écume des jours mais comme seule preuve de son existence.

Nommé professeur à l’Institut des Beaux-Arts nouvellement créé au sein de l’Université libanaise, il fut élu, en 1973, président de l’Association des peintres et sculpteurs libanais et devint l’une des principales figures de la scène artistique.

Rayess aborde la réalité libanaise, dans ses peintures politiques et bucoliques – paysages de la montagne et pastels de fleurs –, et produit la fameuse série de dessins des maisons de passe de la place des Canons.

Il interroge le Liban et ce qu’il en perçoit en utilisant la peinture et le dessin. Pendant la dizaine d’années qui s’écoule entre son retour au pays et la guerre de 1975, pensée politique et peinture ne se séparent pas à ses yeux, mais le peintre ne parvient pas à englober tout l’homme en lui et l’on sent le refus névrotique d’un achèvement pictural comme la superstition de l’anti-échec.

Son double itinéraire l’amena, après les déceptions nées de la guerre du Liban où il s’était profondément engagé, à un retrait progressif de la scène, jusqu’au départ pour l’Arabie Saoudite, en 1980, qu’il vécut comme un exil intérieur plus que comme une nécessité imposée par les événements.

Aref Rayess est celui qui put aller le plus loin, dans la mesure de ses moyens, en ne refusant pas la dimension de l’exploration intérieure. Exploration dont la difficulté tenait moins aux interdits possibles qu’à la littéralité de l’expression picturale et à la tension des moyens mis en œuvre.

Il établit un vocabulaire qui – si approximatif fût-il – n’en représente pas moins une synthèse des différentes étapes parcourues. Un point très frappant chez lui – à la limite, antidote de la perfectibilité classique – est sa façon de brouiller ou affaiblir intentionnellement une partie de la toile.

Aref Rayess a produit quelques chromos ironiques et dévastateurs, illustrations de proverbes, maximes tirées de l’expérience, détournements symboliques de situations réelles, qui sont d’autant plus forts que le détournement est dit et les moyens montrés. 

Les dessins d’atelier, considérés comme des variations et puisés à diverses sources, marquent le travail de l’imaginaire sur le réel.

Sa série de dessins naturalistes posait la question de l’apport de la réalité qui fut au centre de la peinture libanaise dans les années 1970. Il y fut répondu douloureusement par quelques peintres qui arrivèrent au point le plus voisin possible d’une toile tirant son unité de ses différentes composantes. 

Sans que ce problème fût clairement posé, on s’approchait, grâce au talent de quelques-uns, de la création d’une toile proprement libanaise.

Rayess possède à coup sûr une intelligence plastique lui permettant de décoder des formes pour lui et pour les autres. Il a l’intelligence qui rend capable de lutter contre toute détresse, surtout celle vers laquelle on se sent dériver. 

À l’extrême, il se voit comme un réformateur ou un homme politique, du fait même de l’exil : « Certes, je suis seul et défait mais, du moins, je n’aurai pas participé à la tuerie qu’aura été la guerre du Liban ».

Ce qui chez lui semble hallucination dans le désastre, relève des mécanismes, où les ressources intérieures de l’individu vont aussi loin qu’il peut aller dans l’affrontement avec le monde sans disparaître à ses propres yeux.

Le rapport à l’image comme conjuration du cauchemar personnel n’a jamais cessé de l’obséder. Son accès à la spiritualité ne donne pas corps à un mythe mais à une réalité intérieure vivante, qu’unifie l’ascétisme. Pour lui, la sculpture était une mise en forme magique, une manière de donner corps.

Allant de l’image illustration à l’image comme instrument d’exploration d’un monde intérieur au moyen de toutes ses possibilités, qui devinrent peu à peu celles auxquelles il avait accès dans sa réflexion et sa vie, il se sentit de plus en plus frustré par une peinture abstraite matiériste ou informelle et retourna progressivement au traitement d’une image illustrative et mystique qui est une tendance, fondamentale chez lui depuis l’époque de sa correspondance avec Nouaymeh considéré probablement aussi comme l’écho de la présence de Gibran.

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