
Adel Saghir - Composition orientale, sans date

Adel Saghir - Symbole oriental, 1973

Adel Saghir - Composition orientale, sans date
Saghir Adel
Beyrouth, 1930
Adel Saghir fit des études de peinture à l’Académie libanaise des Beaux-Arts, de 1952 à 1957, tout en fréquentant les cours de Maryette Charlton à l’Université américaine.
Alors que les problèmes de l’académie et de la ressemblance demeuraient à l’horizon de la peinture libanaise des années 1940, Saïd Akl, en partie à la suite de ses recherches poétiques, y avait introduit les variations calligraphiques comme forme plastique. Il posait là une question centrale entre toutes : celle de l’héritage et de l’identité, qui devait être reprise par la peinture libanaise des années 1960, notamment par Adel Saghir, dont l’œuvre relève de l’interrogation de la tradition et de l’héritage culturel arabes, dans leurs variantes philosophiques et plastiques.
Les problèmes principaux qui se posaient à l’intérieur de la tradition académique, c’est-à-dire faire du Manetti ou du Gemayel, furent mis en perspective par l’exposition à Beyrouth, en 1961, de Georges Mathieu, et par l’exposition Degottex, en 1962, au Centre d’art contemporain. L’accession à un langage possible parut alors urgente et tyrannique, avec le ricochet de l’identité calligraphique japonaise comparée à la tradition de la calligraphie arabe. Personne ne savait comment l’utiliser picturalement. Les mots signifiaient toujours : il fallait, d’un seul coup, qu’ils se mettent à signifier ensemble. L’exposition de calligraphie arabe du musée Sursock à Beyrouth, en 1961, vint apporter des éléments nouveaux grâce à des pièces puisées dans des collections libanaises.
Saghir fit la synthèse lors d’un séjour à Munich, de 1959 à 1960, à la place du traditionnel séjour à Paris. Il prit alors la distance nécessaire, en intégrant à sa réflexion l’approche allemande de la culture arabe. Depuis l’exposition de Berlin en 1900, la tradition germanique globalise les histoires des différentes disciplines artistiques et artisanales, sans les séparer de l’histoire de la culture. Les relations de l’Allemagne avec l’Empire ottoman assuraient par ailleurs un sens de la continuité qui palliait les ruptures dans les pratiques et les discours. Les divisions par pays ou dynasties, selon l’histoire et la géographie, rentraient dans la même perspective. L’art allemand du xxe siècle donnait, par ailleurs, une autre dimension à la lecture de la peinture moderne. L’expressionnisme allemand (Kirchner, Beckmann ou Schmidt-Rottluff) était pratiquement inconnu au Liban. Sa découverte rendait plausible la destruction des formes et des figures traditionnelles.
Ne se bornant pas à la réponse qui eût consisté seulement en une reprise de la pratique artisanale de la calligraphie, Saghir comprit qu’il devait travailler de manière plus globale sur les concepts de l’histoire de la culture. Le soufisme, mais aussi la tradition spéculative, étaient les seuls champs dont l’exploitation pouvait conduire à des pratiques plastiques. La radicalisation n’était pas l’effacement de cinq siècles de peinture occidentale, mais l’intégration à la tradition abstraite la plus contemporaine, qui semblait, d’un seul coup, marquer des retrouvailles où l’ancien dilemme de la figuration et de l’interdit perdait tout sens. Le problème tenait à ce que, en se plaçant dans une autre tradition et en soumettant l’appréciation esthétique à d’autres critères, la lecture était constamment brouillée, puisqu’elle relevait de l’expérience visuelle de la tradition occidentale. Il s’agissait moins d’être contemporain de la pratique de son art que présent à ses propres formes d’expression et d’y puiser à la source vive de sa pratique picturale.
Carswell, par exemple, percevait la richesse du spectacle quotidien et pittoresque de la vie à Beyrouth, mais il était trop proche d’une mythologie intérieure et incapable de sortir du cadre des différents emprunts sur lesquels elle fondait son vocabulaire. Il ne peignait que des allégories où le dessin perdait toute vivacité pour devenir illustration. Tout sens possible était perdu d’avance du fait de la superposition des langages et de la richesse allusive. Il fallait, dans son cas, que les éléments de la peinture se structurent pour former quelque chose de plus, qui ne fût pas seulement de la peinture, mais une vision, un liant mental, une manière de prendre de la distance à l’égard des éléments et de les intégrer à un cadre pictural. Pour sa part, Saghir aborda lentement le domaine où il construisait, sur l’élaboration des formes, une réflexion dans laquelle les possibilités de la calligraphie dépassaient l’implication fonctionnelle de sa signification. La possible signification de la lettre arabe allait, en effet, au-delà de sa simple forme. Ce n’était pas la signification qui était interdite, mais bien son implication fonctionnelle.
Peut-on se satisfaire de variations sur une forme fixe, quand l’espace à créer devient jeu plastique et ne porte plus que sa propre nécessité expressive, alors qu’on veut autre chose : précisément la forme libérée de la signification ? Tel était le fond du problème : une manière de comprendre la création au sens le plus littéral. Or l’alphabet arabe n’est pas un alphabet à destination plastique. Historiquement déjà, les possibilités d’en détourner l’usage étaient suffisamment complexes, parce qu’elles jouaient sur la reprise en compte d’un malentendu entre l’artisan reproducteur et la recréation interdite, ce qui avait conduit à une impasse.
En posant le problème d’une histoire de l’art arabe et de sa possibilité de s’y intégrer, Saghir ne pouvait que questionner au niveau de son propre entendement. Il devait s’agir plus tard, de pratiquer aux États-Unis un art oriental pour les Américains. Il imposa alors le décalage nécessaire pour marquer l’identité : non l’identité impossible dans sa propre société, mais l’un des mécanismes principaux de la société américaine, à savoir la désidentification qui permet d’entrer dans le creuset commun.
Le problème de l’identité chez Saghir s’est posé, à la fois, en termes plus culturels que chez d’autres peintres de la calligraphie, et avec une ouverture à la modernité qu’ils ignoraient. Pour Nahlé, la modernité avait commencé par être la contemporanéité du voisin, en l’espèce Farroukh. Saghir avait passé six ans à l’Académie libanaise des Beaux-Arts, puis deux ans entre Paris et l’Allemagne. Le problème de l’héritage portait, à ses yeux, sur les moyens d’assimiler les formes arabes. Les réponses ne pouvaient qu’être d’ordre historique. Les formes historiques étant trop fortes, la manière de les rendre contemporaines apparaissait toujours comme relevant de l’adaptation. Il essaya de travailler la question au niveau philosophique, ne trouvant de solution que dans une adaptation de la calligraphie, dont le seul ordre des formes, différent en cela des recherches en cours dans le monde arabe depuis les années 1930, tenait à des points de détail et non de réalisation. Ce poids finit toujours par casser tout ordre et tout rapport à la modernité, c’est-à-dire aussi la possibilité d’un dialogue entre différentes civilisations. La modernité, quand on se sent seul représentant d’une histoire qui s’étend sur plusieurs histoires – peuples, civilisations et cultures étant alors uniformisés –, semble une revendication d’autorité, d’un droit d’ignorer l’autre, devant qui on se place dans une situation d’autant plus incommode qu’elle est partielle et sait qu’elle est partiale.
Dans le courant de la peinture au Liban, Saghir a posé toutes les questions possibles dans le cadre communautaire. Son installation aux États-Unis, après une maîtrise en peinture au Pratt Institute de New York, n’impliquait pas nécessairement qu’il y avait ou non trouvé une réponse. Joua aussi, certainement, son aisance à trouver son cadre et son épanouissement dans la culture américaine. Mais dans le cadre de cette culture, l’arabesque suffit-elle à revendiquer une identité, hors du nécessaire affrontement aux autres cultures ? Pour sa part, Saghir avait retrouvé la légitimité dans le retour à une source historique, le temps comme la calligraphie étant des invariants.

Adel Saghir, Beyrouth, 1969

Atelier de Adel Saghir

Adel Saghir

Adel Saghir, Beyrouth, 1969