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Zghaïb Khalil

Dbayé (Liban), 1911 – Sin el Fil (Liban), 1975

Khalil Zghaïb se mit à peindre sous l’impulsion d’une véhémence correctrice, la même qui le fit, un jour, s’approcher d’un Picasso des années 1930 accroché au mur de l’Institut français d’archéologie et, crayon à la main, se mettre en devoir de corriger la toile. Henri Seyrig eut toutes les peines du monde à l’en dissuader. 

Si Khalil Zghaïb n’entretint pas, avec l’histoire de l’art, le rapport que cette anecdote pourrait laisser supposer, du moins joua-t-il un rôle important dans l’histoire de l’art au Liban, par son rapport à la peinture et la manière dont la société libanaise le perçut.

On convainquit Zghaïb de se qualifier de naïf, dans l’ordre des choses, pour faire cesser les vaines polémiques qu’il soulevait et qui n’étaient que l’apprentissage nécessaire de sa propre naissance en tant que peintre. On avait tout compris, puisqu’on lui avait trouvé place dans la comparaison et la catégorie. Il a pu aussi bien se relever de tout cela qu’être seulement l’objet façonné par ceux qui le découvrirent. Mais ce qu’il fut finalement relève de questions importantes, souvent posées derrière l’écran des malentendus.

C’est en 1954 que Seyrig découvre Khalil Zghaïb et l’emmène au cours de Maryette Charlton, à l’AUB. À l’époque, Charlton, ancienne élève de l’Art Institute de Chicago, dont la plupart des professeurs venaient du Bauhaus, dirige le département de peinture de l’Université américaine de Beyrouth, fondé en 1952. Il ne l’intéresse en rien d’inaugurer une tradition classique d’enseignement de l’art. Elle mise sur une part de spontanéité, la recherche d’une couleur locale, la conviction que le talent de peintre est en chacun et qu’il lui suffit de s’y mettre, sans règle préconçue. Attitude tenant du chahut dans ce rigide climat protestant ; la direction de l’Université aurait certainement fait suspendre ses cours si elle avait su que des étudiants y posaient comme modèles.

Henri Seyrig, qui avait été conseiller culturel de l’ambassade de France à Washington pendant la Seconde Guerre mondiale, s’intéressait à l’expérience de Maryette Charlton. Il ne voyait peut-être dans celle de l’ALBA qu’un pénible décalque de Paris. La difficulté était, et demeure, de saisir les figures historiques de la modernité et, sinon d’apporter du neuf, du moins de chercher dans des voies qui ne relèvent pas de la seule copie. Or la liberté anglo-saxonne un peu naïve de Charlton semblait pouvoir avoir quelque chance de succès, d’autant qu’elle ne tenait guère compte des classes sociales et de leur jeu. En fait, elle désocialisait l’enseignement de l’art en ne misant que sur les individualités et leur apport personnel, ce qui revenait à ouvrir le champ à la nouveauté. Mais à quel nouvel apport, et de quelle nature ? Ne jouant plus sur la répétition des modèles de l’enseignement, on ouvrait la porte à tous, on portait le même intérêt à tous, fût-ce le barman doué d’habileté manuelle et qui se découvrait attiré par le dessin. Peut-être, dans une ville où rien de tel n’était possible, la présence pour le moins plaisante du modèle nu jouait-elle, elle aussi, un rôle. Zghaïb devint la coqueluche du petit milieu anglophone, dont l’approche ne tenait qu’à une pittoresque couleur locale.

Ce brassage social a-t-il apporté quelque chose ? Il a trouvé ses limites ; les étudiants, trop jeunes ou trop soucieux de respecter dans leur dessin les règles de la reproduction et de la ressemblance, déculturalisés, coupés d’emblée de l’histoire de l’art par l’idée que débarrassés de ce poids ils apporteraient quelque chose de neuf, s’en tinrent aux balbutiements. Car en peinture, le neuf se fait plus par excès que par défaut.

La seule réussite de l’expérience de Maryette Charlton fut, au bout du compte, de s’être montrée accueillante à Zghaïb, de l’avoir encouragé à peindre et de ne l’avoir pas acculé à cette représentativité folklorique qui, avec le recul, apparaît comme la seule lecture possible d’un art et d’une identité libanais. Carswell, qui devait être nommé, en 1956, directeur du Département de peinture de l’AUB, garda toujours la nostalgie d’une expression, d’une recherche originale, et s’essaya lui-même à une expression personnelle exaspérée par l’art moderne, avant de finir dans le paradoxe de l’archéologie où il avait fait ses débuts comme dessinateur. Il avait le goût des arts populaires, des livres pour enfants, des manuels de calligraphie, des affiches de cinéma et des couvertures de boîtes de confiserie – sans le côté rimbaldien de l’évocation – le tout relevant du déniaisement volontaire par le biais d’une niaiserie assumée comme un regard neuf.

À ce renouvellement, Zghaïb apportait, pour sa part, une vision et une expérience de la vie à Beyrouth. Quelle valeur artistique pouvait bien avoir une vie de coiffeur, pensèrent d’aucuns ? Une vie de coiffeur apportait peut-être l’au-delà du miroir pour un homme dont, précisément, le métier s’exerçait devant un miroir. 

Zghaïb apporta quelque chose qui se situait au-delà de la simple poétique des mots. Il était l’exception inespérée qui confirmait la règle par une tentative d’en sortir ; en l’espèce, moins de la médiocrité que du cadre de formation francophone et de sa répétition de structures d’enseignement existantes. Il apportait une expérience de soi, de la pratique de la ville, le schéma d’un monde intérieur, un fond commun populaire – partagé par tous –, qui ne manquait pas, de ce fait, de tomber parfois dans un bucolique de pacotille mais, pour l’essentiel, était porteur d’une expression, d’une interrogation importante et neuve du réel et de soi.

Dans un pays où l’enseignement de la peinture et son décalage historique par rapport aux sources parisiennes interdisaient de voir le réel autrement que sous forme de scènes, de paysages faisant écran devant lui, Zghaïb fut le premier à peindre un monde intérieur, à exploiter la possibilité d’une projection, de quelque chose qui ne tînt pas du simple relevé visuel, mais était celui d’un monde intérieur recomposé après avoir puisé ses éléments dans le réel.

C’est pourquoi, au mieux, Zghaïb parle de lui-même et exprime une vision locale et personnelle qui ne doit rien à quelque enseignement que ce soit. Non pour n’en avoir pas reçu mais parce qu’il vise autre chose dont il a les moyens techniques : une scène de rue à Beyrouth, la géographie intérieure et une sorte d’image mentale condensée. 

N’est-il, ce faisant, que la création sociale d’un enseignement américain naïf et enthousiaste ?

L’énoncé est ici trop simpliste. Et cela, même s’il pose les mêmes questions que Farroukh, Onsi et Gemayel posèrent avant lui : comment peindre une réalité perçue comme locale, expressive, et dont la clientèle principale doit se reconnaître, trouver, dans sa représentation, la justification de sa propre existence. Il lui est arrivé de peindre un Liban de carte postale, copie conforme de ce qu’il croyait que les gens comprendraient. Mais alors que Farroukh, Onsi et Gemayel peignaient pour cette reconnaissance, dans le cadre des données techniques possibles, sans que leur expérience personnelle fût engagée de manière évidente, Zghaïb parvient à parler, à exprimer la singularité d’une expérience urbaine. On assiste, avec lui, à l’émergence d’un individu qui parle, et ne se contente pas de transmettre un discours technique de formes picturales et de styles. Dans le Beyrouth de la fin des années 1950 et des années 1960, il se situe dans la même fraîcheur et pose les mêmes questions que Khalifé, Melmir et Aouad.

Son expérience de la place des Canons et de la vie dans les ruelles voisines n’est pas du folklore. Si l’on fait de lui le « naïf national », on oblitère la lecture intérieure comme l’image peut l’exprimer. Rares sont ceux qui ont touché à ses sujets, non parce qu’il fallait vivre là pour en parler, mais faute d’expérience personnelle dans la saisie du réel. Zghaïb, lui, ouvre les yeux et peint ce qui l’entoure sans que le sujet soit académique : natures mortes ou paysages vus comme l’application d’une théorie du tableau. Il aura posé la question de la personnalité humaine de l’artiste, de sa poésie et de l’expression, dans la peinture, d’une poésie et d’une vision du monde. Au début des années 1960, d’autres peintres travaillaient à des toiles de Beyrouth qui n’étaient pas une interprétation poétique ou plastique, mais documentaire. Cela ne dura pas longtemps, parce que la ville devenait de plus en plus complexe dans sa perception, et ne permettait plus la vision partielle qui est parfois révélatrice de tout le reste.

Zghaïb exposa à Beyrouth, en 1955 au West Hall de l’Université américaine, en 1961 à la galerie Alecco Saab, en 1965 à la galerie One et en 1971 au journal l’Orient. Il participa aux salons du Musée Sursock à Beyrouth, de 1961 à 1974, et aux biennales d’Alexandrie de 1957 à 1970.

En allant tous les jours au café de la République, place des Canons, Zghaïb avait le sentiment que c’était la République qui l’accueillait au café.

Derrière ses petits carreaux et sa verrière rouge, l’on avait l’impression que la république était bien toute entière installée en vitrine en tout cas hors du café dont les habitués devenaient d’un seul coup les spectateurs et les voyeurs un peu las, en tenants involontaires et exclus du lieu.

Ce café illustre pourtant toute l’imagerie possible de ce que Zghaïb voulait représenter.

Le folklore mental d’un pays réduit à sa mentalité de folklore, l’incompréhension et les effets maladroits qui allaient très rapidement se transformer en une folie criminelle.

Les cafés étaient à Beyrouth les seuls lieux où il était possible de passer du temps en le faisant savoir, comme le cinéma d’un film sans acteurs. Zghaïb venait là marquer sa sociabilité désabusée parmi tous les Libanais de passage. Il ramasse les dernières miettes du festin et du destin réunis. Avec sa névrose habituelle, mélange d’apitoiement sur soi et d’ironie, fêté par la presse à quelques expositions des années 1960, Zghaïb avait commencé à être oublié et s’il vendit peu désormais, garda-t-il du moins une petite clientèle de collectionneurs étonnés par la visibilité du mystère qu’il pratique.

Il peignait avec toutes les apparences de la naïveté, un montage des représentations décalées de langue et de symboles.

Cette peinture est la peinture la plus savante qui soit par la manière dont elle use de différents niveaux. Toutes les représentations y passent, jusqu’à la lecture de la presse locale et de son imagerie.

Zghaïb peint les décalages linguistiques et formels de la représentation et du réel. Chicaneur, ce n’est pas pour rien qu’il était coiffeur, pour la manière de couper les cheveux en quatre. Zghaïb n’est pas le premier peintre naïf libanais, mais il est le premier qui montre combien la peinture libanaise est naïve par l’usage apparent et contrarié de la représentation. Il détourne celle-ci au profit d’une expression plus naïve encore, voulant par là nous faire croire qu’elle relève du moderne.

Nous sommes obligés d’être nos propres contemporains. Dès lors, quels sont les repères et les latitudes de la peinture libanaise en son histoire et sa contemporanéité. Exclus de l’imaginaire social aux antipodes des fictions antérieures, communes à la scène libanaise, Zghaïb s’installe par ce décalage dans une modernité revendiquée.

Il aura tenté d’explorer toutes les possibilités de la figuration qui ne sont pas thématiques mais de représentation. Aussi, à chaque fois, il se sera heurté à l’impossibilité d’aller au-delà des apparences, le disant de manière si claire que cette proximité désirée devient le sujet même de ses toiles.

Ce qu’il explore n’est pas la limite de l’imagerie, mais la proximité de cette imagerie et ce qui lui manque pour devenir une image, c’est-à-dire l’expression articulée de l’apparition et du visible. Ce vocabulaire n’est pas religieux mais visuel.

Zghaïb recouvre la toile de ce qui la cache au lieu de la montrer. Il la recouvre de toutes les couches de visible sur l’épaisseur de la mémoire. Même si cette mémoire porte sur du pittoresque ou du folklore, il arrive à articuler la vibration du souvenir.

Dès le milieu des années 1960, le problème de Zghaïb fut que sa peinture n’était plus à la mode. L’on cédait là, bien évidemment, à la parcimonie avaricieuse qui relevait elle-même du grand art si toutefois elle ne portait sur l’objet décalé de ses vœux. Il faut aussi reconnaître que Zghaïb radicalise le malentendu par cette propension paranoïaque à considérer le monde extérieur et la société, si ce n’est comme des conséquences de sa peinture du moins comme l’application de cette conséquence.

À ce détail près qu’ils n’obéissaient pas comme il l’aurait voulu ou souhaité à ses vœux contrariés. Du reste, son vœu principal était celui qu’on reconnaisse l’importance de sa peinture, dont découlerait tout le reste.

Toute la peinture de Zghaïb se construit sur les décalages et la juxtaposition des différents langages, modes et représentations. Il porte tout seul la véhémence de ses explications. Le plus étonnant est que cela ait pu exister dans le cadre d’une peinture libanaise, aussi soucieuse de la toile et de l’image que de l’unité stylistique, c’est-à-dire recouvrant des modes de compréhension commune plus au niveau du bon goût et de l’ameublement que de la toile.

La question, et le problème – car toute question n’est pas un problème – que posent Zghaïb dans l’histoire de la peinture libanaise est celle de l’innocence.

L’innocence serait aussi accessoirement celle de la peinture, mais l’on verra que cette part de peinture est la moins innocente et la part d’imitation qu’elle implique ne remet pas en question le problème de l’identité mais celui de la répétition, de la copie, de la fatigue du regard, de la convention et de l’effet attendu. Cette innocence, comme on le voit, n’est pas affaire picturale mais mentale. C’est la possibilité de revendiquer et mettre en pratique une vision de la peinture et sa réalisation.

Il ne faut pas oublier que tout jeune, intéressé par la peinture, on lui avait fait reprendre les schémas traditionnels en lui proposant à la fois de devenir séminariste et apprenti chez Daoud Corm.

Ses premiers essais sont des copies qui n’ont rien à voir avec la manière trop attendue. Il va progressivement radicaliser sa source d’inspiration par l’usage des photos de presse. Dans une démarche qui reste plus synthétique, articulée et maîtrisée, l’acte de regarder chez lui est un acte de lecture avant tout. Les vignettes du début, chromos de cavalier, de caniche, décor touristique sont des images qui traînent sous le regard, comme on dit sous la table.

Il ne s’intéresse à l’histoire de la peinture que comme un possible vocabulaire technique. L’homme et le peintre sont inséparables et procèdent l’un de l’autre par une fusion et une confusion mêlée, mais peut-être aussi qu’ils durent se séparer en lui pour la manière de battre les cartes autrement.

Toutefois son innocence, par ce qu’elle apporte, devient contagieuse au regard du spectateur qu’elle poursuit jusqu’au piège de sa simplicité, trop rieuse pour ne pas en savoir plus qu’elle ne montre.

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